Le sentiment de solitude à tout âge, mais particulièrement chez nos aînés, peut entraîner des effets sur le moral et même sur la santé. Cette crise sanitaire sans précédent nous éclaire plus que jamais sur l’importance de nos liens aux autres. Rencontre pour comprendre avec la psychologue Rébecca Shankland, co-auteure avec le psychiatre Christophe André d’un ouvrage passionnant sur l’interdépendance.
Quel regard portez-vous en tant que psychologue sur cette crise inédite que nous sommes en train de vivre ?
Rébecca Shankland : Cette crise mondiale nous encourage à repenser notre mode de fonctionnement habituel. Pendant les premiers jours de confinement, les personnes au foyer rapportent un sentiment d’une vie où tout peut être ralenti, où l’on peut prendre le temps de revenir à l’essentiel : la relation à l’autre. Par la distanciation physique d’autrui, nous avons pris conscience de l’importance des liens sociaux. Lorsque nous faisons nos courses ou que nous croisons un facteur, nous voyons comment ces personnes sont au service des autres, des métiers qui sont souvent moins valorisés et qui prennent du relief dans ce contexte très particulier. Ces prises de conscience font émerger un sentiment de gratitude pour celles et ceux qui font des efforts pour les autres. Les recherches en psychologie montrent que l’émotion de gratitude nous aide à être plus attentionnés envers les autres. On est ainsi amenés à manifester plus d’intérêt et de bienveillance envers les personnes que nous rencontrons. Cela augmente aussi la coopération et la solidarité, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives pour l’après confinement qui se dessinent déjà par les nombreuses initiatives solidaires émergentes.
Les conséquences psychologiques du confinement et de l’ensemble de cette crise tant sanitaire que sociale et économique risquent d’être majeures. Est-ce votre avis ?
R.S. : Un article publié dans The Lancet a fait état des effets psychologiques pouvant survenir à la suite d’un isolement forcé en raison de la mise en quarantaine. Une intensification du stress et des émotions peut survenir, de même qu’un sentiment d’impuissance qui peut s’accompagner de colère. Ces effets peuvent être amoindris par le sentiment de maîtrise que l’on peut retrouver au travers d’un engagement au service d’autrui où l’on se sent utile et l’on identifie les compétences et ressources que l’on possède et que l’on peut mettre à contribution. On assiste d’ailleurs à un développement sans précédent d’actions créatives et solidaires durant cette crise qui encourage à penser que les changements induits par cette crise ne seront pas nécessairement négatifs, mais pourront aussi apporter de nouvelles pistes pour le développement d’une société où l’entraide et la coopération occuperont une place plus importante.
«Emerge un sentiment de gratitude pour celles et ceux qui font des efforts pour les autres.»
Les grands-parents aussi dans leur ensemble ont beaucoup souffert du manque de contacts. Cette période a mis en exergue combien la solitude et surtout l’isolement de nos aînés les plus fragiles peuvent être terribles. Peut-on imaginer que cette prise de conscience collective sera salutaire ?
R.S. : Effectivement, le sentiment de solitude des aînés peut entraîner des effets sur le moral et même sur la santé. C’est pourquoi garder le contact avec les proches est vivement recommandé en cette période de confinement et même après, car les recherches menées chez l’adulte montrent que les effets néfastes sont davantage liés au sentiment d’isolement de rejet social qu’au fait de vivre seul chez soi. Par exemple, dans une série d’expérimentations menées par le psychologue social Roy Baumeister, il a été montré que les personnes venues en laboratoire à qui on avait laissé penser que les autres participants ne voulaient pas collaborer avec elles, avaient tendance à manger ensuite deux fois plus de biscuits que ceux qui n’avaient pas été mis en condition d’exclusion sociale ! Chacun a besoin de moments pour se retrouver seul. Lorsque c’est un choix, pour se ressourcer, être tranquille, cela fait du bien. C’est différent du sentiment de solitude où on aimerait se sentir proche des autres et on a l’impression d’être délaissé ou pas apprécié. Le sentiment d’être relié aux autres est fondamental pour la santé psychique et même pour la santé physique. Ainsi, dans une étude menée par l’école de Santé Publique de Harvard auprès de personnes âgées suivies sur une période de 9 ans, il a été démontré que celles qui s’impliquaient dans une association augmentaient ainsi leur longévité comparativement aux personnes qui étaient moins en relation avec d’autres.
Dans votre dernier livre coécrit avec Christophe André, et qui est sorti début 2020 avant l’épidémie, vous faites l’éloge de l’interdépendance et nous invitez à resserrer nos liens. Un livre qui fait encore plus sens dans le contexte actuel. Expliquez-nous.
R.S. : Notre projet de livre est né du travail réalisé auprès des parents qui nous a fait prendre conscience des exigences très fortes que les parents se fixent et de leur difficulté à demander de l’aide lorsque les choses ne se déroulent pas comme prévues et que la fatigue prend le pas sur le plaisir que peut procurer le fait d’être parent. Nous avons souhaité d’une part souligner l’importance de demander de l’aide avant que la situation ne s’aggrave, car le burn-out parental multiplie par dix les risques de négligence et de maltraitance envers les enfants comme l’ont montré les travaux menés par Moïra Mikolajczak et Isabelle Roskam de l’Université de Louvain-La-Neuve en Belgique. D’autre part, nous avons souhaité mettre en évidence le caractère normal et même utile de la demande d’aide : toute personne a besoin de soutien au cours de sa vie, et en particulier les parents. Le dicton dit « il faut tout un village pour élever un enfant ». Ce village, nous devons le reconstruire car il n’existe plus dans nos sociétés contemporaines et nous sommes poussés à croire que nous devons tout assumer seuls en tant que parent. De plus, les recherches montrent que venir en aide à d’autres améliore l’estime de soi, la santé physique et mentale des personnes qui s’engagent dans des actions solidaires. Nous ne devrions donc pas avoir peur de demander de l’aide ponctuellement quand nous nous trouvons en difficulté, car cela ne représente pas nécessairement un poids pour l’autre. Notre ouvrage porte ainsi sur l’équilibre à trouver dans nos relations entre besoin des autres et soutien mutuellement bénéfique.
«Il a été démontré que les personnes âgées qui s’impliquaient dans une association augmentaient ainsi leur longévité comparativement aux personnes qui étaient moins en relation avec d’autres.»
Cette période a permis aux Français de prendre conscience du rôle majeur de tous les personnels soignants et de tous ceux qui travaillent notamment dans les Ehpad. Ecrit avant le Covid-19, vous avez dédié ce livre « A toutes celles et à tous ceux qui, par leurs gestes, leurs attentions, leur patience, rendent la vie plus belle aux autres ». C’était prémonitoire ?
R.S. : La prise de conscience massive de l’importance du rôle des soignants pour la société a généré un sentiment de reconnaissance envers tous ces professionnels qui s’est manifesté par les applaudissements le soir à 20h, chacun depuis sa fenêtre, renforçant le sentiment de lien social entre toutes ces personnes présentes au même instant pour exprimer leur gratitude. La dédicace de notre ouvrage portait sur la reconnaissance de tous ces gestes qui passent souvent inaperçus et qui contribuent à rendre notre quotidien plus constructif et satisfaisant. En période difficile, ces actions prennent encore plus d’importance et sont enfin remarquées. De même, nous prenons conscience de beaucoup d’autres efforts et attentions qui deviennent visibles lorsque le contexte change. Par exemple, le rôle des enseignants et leur importance aux yeux des élèves est devenu beaucoup plus valorisé suite à la période d’école à la maison où les parents ont pris conscience de tout le travail, la patience, les efforts fournis au quotidien pour que les enfants puissent apprendre au mieux.
Il y a donc aussi plein de belles choses très positives qui se jouent avec et autour de nous : plus de solidarité, plus d’entraide, plus d’attention aux autres… Peut-on espérer que ce mouvement va perdurer, s’intensifier et rendre notre société moins individualiste ?
R.S. : Beaucoup de groupements de personnes dans les quartiers ou les communes s’organisent pour développer un réseau d’entraide, de partage de biens matériels, d’outils, de compétences et manifestent leur désir de consolider et faire perdurer ces initiatives. Il y aura donc certainement des changements durables en ce sens, avec un renforcement des liens sociaux de proximité.
Comment cependant concilier cette injonction contradictoire qui nous oblige à de la distanciation sociale pour nous protéger sur un plan sanitaire, alors que c’est justement cette interdépendance et ce lien aux autres qui donnent du goût et du sens à nos vies et nous maintiennent en bonne santé psychique ?
R.S. : Effectivement, dans notre ouvrage nous avons mis en évidence l’importance du contact physique entre proches qui permet de réconforter et de soulager même une douleur physique. Fort heureusement, la distanciation physique ne concerne pas les plus proches et il reste essentiel d’avoir un contact physique avec les bébés et les enfants, en prenant toutes les précautions sanitaires nécessaires. Il est important de ne pas confondre distance physique et distance sociale, car même sans toucher nos amis nous pouvons nous sentir proches. Il n’y a donc pas de risques particuliers sur le plan psychologique concernant cette distance physique requise. Au contraire, cette distance favorise la prise de conscience de l’importance de la relation à l’autre et nous oblige peut-être à cultiver les relations sous d’autres formes, en étant plus attentionnés dans notre manière de parler aux autres. Par exemple, la formule « Comment ça va ? » n’est plus une formule automatique, c’est une vraie question que l’on se pose : « Est-ce que tu es en bonne santé ? Est-ce que tu arrives à tenir le coup ? Comment se passe ton quotidien ? »
Comment aider et quels conseils donner à celles et ceux qui ont du mal à faire face à l’anxiété et à un trop plein d’émotions pour garder un bon moral, alors que la crise est loin d’être terminée ?
R.S. : Face à une situation stressante, nous avons tendance à orienter encore davantage notre attention vers tout ce qui ne va pas et qui est menaçant. Nous cherchons plus d’informations sur Internet concernant le virus, nous imaginons des scénarii catastrophes, nous augmentons ainsi encore notre angoisse ce qui réduit notre capacité à faire face aux situations de notre quotidien. Les recherches dans le champ de la psychologie positive ont mis en évidence l’importance d’apprendre à rééquilibrer notre regard sur la réalité pour ne pas augmenter inutilement notre niveau de stress. Parmi les pratiques les plus efficaces en psychologie positive pour entraîner notre mental à mieux percevoir et retenir les éléments satisfaisants du quotidien, il y a le journal d’attention : il s’agit de noter chaque soir jusqu’à cinq petites choses positives ou satisfaisantes qui se sont passées au cours de la journée. Ça peut être un appel d’un ami qui vous a fait rire ou une activité avec un proche que vous avez appréciée. En réalisant ce type de journal, non seulement cela nous aide à mieux repérer et retenir ce qui s’est passé de positif dans la journée, mais cela permet à notre cerveau d’y être plus attentif les jours suivants. Nous passons alors moins souvent à côté d’interactions positives avec notre entourage, et nous apprenons à savourer davantage chacun de ces instants, ce qui permet de cultiver nos relations, améliorant ainsi la qualité de vie.
Vous avez publié un ouvrage sur « Les pouvoirs de la gratitude » que vous évoquez aussi dans votre dernier livre avec Christophe André. N’est-ce pas le secret pour vivre l’instant présent avec plus de sérénité ?
R.S. : Oui, le journal de gratitude qui consiste à noter jusqu’à 5 choses, petites ou grandes, pour lesquelles nous éprouvons de la gratitude apporte encore plus de bénéfices que le journal d’attention car il permet non seulement de percevoir des gestions et attentions positives d’autrui qui passent sinon inaperçues, mais l’émotion de gratitude nous donne le sentiment d’être relié aux autres et diminue ainsi l’impression d’être isolé. Ecrire ce journal de gratitude chaque soir pendant deux semaines augmente la vitalité et diminue les symptômes anxieux et dépressifs durablement, car cela développe un autre regard sur notre existence.
«Cette distanciation physique favorise la prise de conscience de l’importance de la relation à l’autre et nous oblige peut-être à cultiver les relations sous d’autres formes, en étant plus attentionnés dans notre manière de parler aux autres.»
Si les lecteurs ne devaient retenir qu’un seul message essentiel de votre livre, comment le résumeriez-vous ?
R.S. : Un message clé à retenir serait que l’attachement entre les humains est normal, naturel et nécessaire. Dans notre ouvrage nous parlons d’interdépendance positive, car il s’agit d’apprendre à cultiver des relations mutuellement bénéfiques. Nous avons parfois peur de l’attachement et surtout de la dépendance à l’autre. Or les recherches sur l’interdépendance entre les humains montrent que par peur de la fragilité liée à la dépendance, on se jette dans les bras d’une fragilité plus grande encore, celle de la solitude. Grâce à cette période que nous traversons, c’est une occasion unique pour développer de nouvelles manières d’interagir avec les autres afin de développer une culture de l’interdépendance qui permet de faire émerger le meilleur de chacun.
Propos recueillis par Valérie Loctin.