Au Liban, elle consacre sa vie de retraitée active auprès des familles les plus démunies, qui se sont multipliées depuis quelques années, à la suite des explosions du port de Beyrouth et de la crise économique et sociale. La pauvreté touche, aujourd’hui, près de 80% de la population. Reportage au cœur de la misère et de la solidarité.
Najwa et Naji sont frère et sœur. Ils ont passé l’âge de la retraite. Najwa est veuve. Son frère, qui n’est pas marié, est venu habiter avec elle, à la suite du décès de son mari en 2019. Ils vivent dans le quartier chrétien de Gemmaizé, dans le centre-ville, à quelques minutes du port. Le 4 août 2020, miraculeusement, ils échappent à la mort des deux explosions du port. Ils vivent dans un 4 pièces. Depuis 2019, la crise les a frappés comme la plupart des Libanais qui faisaient partie de la classe moyenne. Le Liban, à ce moment-là, c’était 20% de familles aisées, 40% de familles moyennes et 40% de familles pauvres. La classe moyenne a disparu. 4 à 5 millions de personnes sur les 6,8 millions se sont appauvries. Même les 15-20% restant, aisées et qualifiées de « riches » vivent sous les mêmes conditions : blocage des comptes bancaires, avec l’impossibilité de retirer les fonds épargnés (ils sont pour ainsi dire perdus), coupure d’électricité, dévaluation de la livre libanaise quotidienne à 2 chiffres, inflation qui suit. Le salaire moyen est tombé en dessous des 100 dollars. Pour un coût de la vie qui s’est envolé. C’est pour cela que Naji est venu rejoindre sa sœur. Ensemble, ils font face à la crise qui ne fait que s’enfoncer jour après jour.
« Venez dimanche soir, vous rencontrerez l’une de nos amies, Nawal Sfeir, elle est formidable et aide beaucoup de familles pauvres. » Le rendez-vous est pris et confirmé. Avec sa vieille voiture cabossée, qui roule encore, Naji nous emmène dans les hauteurs de la ville. Beyrouth, la nuit, est belle. Le soleil se couche tôt, vers 17h30-18h00. Les rares lumières, que les générateurs font briller, donnent à la capitale de 2 millions d’habitants une allure de vieille dame recouverte d’un manteau et d’un voile sombre. Un filtre ténébreux s’est abattu sur toute la ville et sur tout le pays.
Nawal Sfeir, la présidente de l’AIC-Liban
Vêtue de noire, elle nous attend au cœur d’un complexe religieux de plusieurs hectares, situé à Beyrouth, à Ashrafieh. L’Association Internationale de Charité, qu’elle préside, s’occupe au quotidien de près de 2000 familles.
Au Liban, l’histoire de la présence de la Compagnie des Filles de la Charité, née au 17è siècle à Paris, sous l’impulsion de saint Vincent de Paul et de sainte Louise de Marillac, s’explique par le fait qu’en 1846, le Consul de France de l’époque, demande leur présence pour aider les malades et les pauvres. Associations, dispensaires, écoles, hôpitaux et œuvres multiples sortent de terre. Ils subsistent encore de nos jours.
Nawal est, elle-aussi, veuve, avec trois enfants. Combien sont-elles ces veuves ? Selon certaines sources, elles représenteraient entre 5 de la population. La guerre civile de 1975-1990 est passée par là.
« Ici, vous avez des écoles gratuites et semi-gratuites, qui accueillent 2000 élèves. A cause de la crise, certains parents ont dû mettre leurs enfants dans les écoles publiques. Mais, ces-dernières sont en grève depuis deux mois. C’est la crise. Comment voulez-vous vivre avec un salaire de 30 dollars par mois ? » La réalité de la situation est trébuchante. Les chiffres sont cruels pour ce pays francophone qui honore encore Lamartine. De France, comment apprécier, comprendre, observer une telle réalité, à l’heure des manifestations pour la…retraite ? Ici, la retraite ? Ils ne se posent même pas la question. Les Libanais vivent au jour le jour, avec moins de 5 dollars par jour !
« Aider les plus démunis »
C’est pour cela que Nawal s’est engagée. Elle voulait se rendre utile. « Mon rôle, notre rôle est d’aider les plus démunis. Et, d’être à côté des femmes délaissées, qui vivent seules avec leurs enfants. Nous nous adressons aux Libanais et aux réfugiés, quelque soit leur religion, sans discrimination. »
Au quotidien, les Libanais s’achètent des « paquets de pain, et quelques légumes ». Avant 2019, en moyenne les Libanais vivaient avec 2000 dollars, aujourd’hui, ils vivent avec moins de 100 dollars. « Le 17 octobre 2019 est devenue une date mortifère : 1 dollar équivalait à 1500 livres, aujourd’hui, il faut 10 fois plus de livres (15000). »
2500 personnes aidées
Nawal s’occupe également du dispensaire où 2500 personnes sont inscrites. Elles ne peuvent plus s’acheter de médicaments et se soigner. « On trouve des médicaments dans les pharmacies, mais nous ne pouvons plus les acheter, cela coûte trop cher. »
Depuis 16 ans, Nawal s’occupe des autres. Aujourd’hui, à l’âge de 77 ans, elle continue sa mission. « Je n’ai jamais travaillé professionnellement. Je me suis occupé de mon mari et de mes 3 enfants. Mon mari est décédé, il y a très longtemps. » Ses enfants, Magid, Rabih et Joelle, ont quitté le nid familial depuis leur envol pour leurs études supérieures. C’est à ce moment-là que Nawal s’engage. Veuve dès l’âge de 39 ans, en avril 1985, son mari décède, pendant la guerre, à la suite d’une crise cardiaque.
Nawal n’a qu’un seul moteur depuis : « Aider les autres. Depuis mon jeune âge, j’aime aider les autres. Quand je voyais quelqu’un qui était dans le besoin j’essayais de l’aider. »
« La femme libanaise est une héroïne »
Nawal continue la conversation en évoquant le rôle des femmes dans la famille et dans la société. Pour elle, « la femme libanaise est une héroïne ». Authentique, forte, elle est, aussi, romantique. Elle est, également, fière. « Elle n’est pas très modeste », sourit-elle en ajoutant avec un air plus grave : « elle a de la dignité, elle ne tend pas la main. »
Elle évoque, ensuite, les enquêtes annuelles de l’AIC, qui montrent que dans la plupart des familles on ne mange plus qu’une fois par jour. « La situation est vraiment très grave, il faut aider le Liban », insiste-t-elle, comme si elle adressait un message personnel aux 68 millions de Français.
Il est vrai qu’elle l’aime cette France, et qu’elle parle un français presque parfait. Elle roule, magnifiquement, les r.
Le féminisme vu du Liban
Nous évoquons la Journée Internationale de la Femme, celle du 8 mars. « Le féminisme ici est différent de la France et de toutes ses revendications. Nous gardons notre féminité en exerçant notre travail à la maison, dans nos familles, mais, également, dans la société. Nous avons conscience de notre rôle à jouer. Ce n’est pas seulement une question d’égalité professionnelle et sociale : je suis une femme, et je veux être égale à l’homme. La femme veut être respectée non pas parce qu’elle revendique son égalité, mais elle veut être respectée pour elle-même, pour sa personnalité, pour sa féminité, sa différence. » Nawal parle de l’altérité, de l’avortement, de l’émancipation. Elle parle des valeurs ancestrales, de la réalité conjugale où « la jeune fille et le jeune garçon se respectaient. Ils couchaient ensemble après le mariage. Depuis quelques années, le monde a changé. Les femmes sont devenues indépendantes. Mais, elles ne papillonnent pas d’un garçon à l’autre. Elles sont fidèles et veulent autant réussir leur vie de famille que leur vie professionnelle… »
Sur la question de l’avortement, elle répond que la société est divisée entre le fait religieux qui l’interdit, et une certaine réalité des femmes qui le vivent. « C’est une vraie souffrance », ajoute-t-elle.
Des raisons d’espérer ?
Nawal s’envolera dans quelques heures pour participer à un Congrès International à Rome. Elle y prononcera un discours sur les besoins du Liban. Elle présentera, également, ses activités.
Son budget annuel ne dépasse pas les 150 000 dollars. C’est un petit budget. Et, pourtant, elle a du mal à le boucler. Avec ce budget, elle a de plus en plus de mal à aider les familles. D’ailleurs, crise monétaire oblige, elle ne reçoit plus de donations monétaires. Les dons de produits alimentaires sont, également, en chute libre. Les banques, en faillite, n’envoient plus de chèques. « Nous ne recevons plus rien depuis trois ans. Alors nous nous débrouillons avec les amis de l’association. Nous recevons, cependant, des vêtements et nous recevons des denrées alimentaires envoyées aux sœurs. Elles nous les redistribuent, ensuite, pour nos familles. »
Avec sa cinquantaine de collaboratrices, Nawal Sfeir lance un appel vers la France : « Oui, nous demandons à la France de nous aider. De nous envoyer des produits de première nécessité. Et, de venir nous voir sur le terrain. Nous avons besoin de la France ! »
De notre envoyé spécial Antoine Bordier