A l’heure de la transition démographique et de l’allongement de la durée de la vie, le Professeur Gilles Berrut bouscule les idées reçues et nous donne une vision autrement plus optimiste de l’avancée en âge. Oui, être senior aujourd’hui, c’est une chance ! Explications.
Dans votre dernier livre, vous donnez un tout autre regard sur le « papy-boom » et la longévité. Pourquoi ?
Pr. Gilles Berrut : C’est en effet l’objectif de ce livre. 30 ans au service de la gériatrie m’ont donné une autre vision du temps qui passe. Aujourd’hui, à l’heure de la transition démographique, nous sommes tous invités à nous réconcilier avec le temps. Il faut arrêter de traiter le sujet des seniors uniquement autour du prisme de la dépendance, car celle-ci ne touche que 17% des plus de 80 ans.
Parlez-nous de cette transition démographique…
Pr. G.B. : Des trois transitions – économique, numérique et démographique – qui bouleversent notre société, la transition démographique est celle dont on ne mesure pas toujours le retentissement. Dans dix ans, la croissance sans précédent du nombre de personnes âgées, issues de la génération du baby-boom, va modifier en profondeur notre manière de vivre ensemble. Pourtant, aujourd’hui en France, la question du vieillissement n’est abordée qu’à travers le prisme de la dépendance et de son financement.
Vous démontrez donc que la question du vieillissement se joue ailleurs…
Pr. G.B. : Oui, j’essaye de démontrer que le temps de la longévité, qui s’ouvre après celui du travail et qui s’étale sur vingt à vingt-cinq ans, est très largement une période heureuse. En témoignent ces baby-boomers qui, pour la plupart, sont en bonne santé, autonomes, actifs de bien des manières, et portés par le bonheur d’être. À travers un discours positif, j’essaye donc dans cet ouvrage de donner les clés du bien-vieillir, tant sur le plan physique que sur le plan cognitif, sans oublier l’échelle collective, portant une réflexion plus large sur le projet de société que nous voulons fonder. Réussir la transition démographique, c’est faire le choix d’une société inclusive et durable, où tous les citoyens pourront bénéficier pleinement de la longévité, sur les plans humain, sociétal et économique.
« Il faut que nous soyons explicites sur la question de l’âge, car la longévité devient une vraie chance, non seulement pour les personnes âgées qui vivent plus longtemps, mais aussi pour l’ensemble de la société. »
C’est quoi se réconcilier avec le temps qui passe quand on est « senior » ?
Pr. G.B. : Trop de seniors aujourd’hui ont l’impression que ce temps qui leur est donné, à leur retraite, est du temps en trop ou du temps perdu. Moi, je les invite plutôt à voir ce temps comme une chance de pouvoir se consacrer à autre chose. Dans leur vie active, ils ont passé leur temps à courir dans tous les sens, entre leur travail, leur famille, leurs obligations. Ils n’avaient jamais le temps de rien. Aujourd’hui, ils doivent profiter de ce temps qui leur est donné pour le vivre pleinement, en se consacrant aux autres (à leurs petits-enfants comme à des associations), en se perfectionnant, en abordant de nouveaux savoirs, en pratiquant de nouvelles activités…
Vous expliquez qu’avancer en âge est une chance non seulement pour nous, mais aussi pour les autres. Pourquoi ?
Pr. G.B. : Parce que les seniors sont une vraie chance pour l’économie et l’emploi dans notre pays. On parle de la création de 800 000 emplois dans les services à la personne d’ici 2024, alors que selon nos estimations ce seront plutôt 2 millions d’emplois qui devront être créés d’ici 2025 dans cette branche afin d’être aux côtés des personnes âgées les plus fragiles, notamment en zones rurales. Les seniors vont également redynamiser des pans entiers de notre économie, à commencer par les voitures neuves qu’ils sont bien les seuls à acquérir aujourd’hui. Grâce à eux va également se développer toute la technologie des voitures autonomes sans chauffeur, qui devient déjà une réalité dans certains pays. La « silver economy » est une réalité aujourd’hui et elle n’en est qu’à ses débuts. Chaque jour, ce sont de nouveaux produits et services à destination des seniors qui sont développés. Et puis, n’oublions pas qu’aujourd’hui, de très nombreux seniors continuent de travailler, créent une société ou reprennent une activité.
Pourtant, on est aussi dans une société qui prône le jeunisme à tout prix. Alors comment inverser la tendance ?
Pr. G.B. : Je n’ai pas vraiment la réponse à cette question, parce que les seniors eux-mêmes ont du mal à se considérer comme des aînés. L’ironie du destin c’est que les seniors d’aujourd’hui sont les soixante-huitards d’hier qui avaient horreur des vieux ! D’ailleurs, il n’y a qu’à regarder les publicités et les Unes de journaux pour constater que le senior n’achètera pas un produit qui lui renverra l’image de son âge réel. Pourtant, il va bien falloir s’en convaincre, nous sommes en pleine mutation de notre modèle de société. Depuis le XIXe siècle, de nombreuses personnes considèrent que « le vieux est un inutile qui utilise l’argent de celui qui bosse ». Mais aujourd’hui, on est en train d’assister à la fin de ce modèle productiviste, y compris dans les villes où jusqu’à présent tout allait vite. La ville de demain va devenir lente, ce sera celle où tout sera disponible à proximité, sans avoir besoin d’utiliser de véhicules. On va donc devoir repenser entièrement notre modèle de société mais aussi notre façon de vivre.
En tant que spécialiste en médecine gériatrique et en gérontologie, quels sont les axes clés du bien vieillir ?
Pr. G.B. : La première chose, comme je l’ai expliqué au début de cet entretien, c’est de de bien repenser son rapport au temps et de le vivre comme une vraie chance. La deuxième clé du bien vieillir, c’est de bien intégrer la question de sa propre santé. Même si l’on sait à peu près tous ce qu’il faut faire pour se donner toutes les chances de vieillir en bonne forme, on a tous tendance à jouer au jeu du qui perd gagne. Certains jouent même en permanence avec leur santé. Alors qu’en fait, tout cela est simple : avoir une alimentation équilibrée, surveiller sa pression artérielle, maintenir une activité physique régulière et raisonnable… La troisième clé qui est fondamentale, c’est de ne pas s’isoler, de parler avec ses voisins et ses commerçants, de maintenir le maximum de lien social, mais aussi et surtout d’aller vers l’apprentissage, l’innovation, l’inconnu. Le plus important c’est d’avoir envie de découvrir des choses nouvelles. Notre cerveau a besoin en permanence d’innovation et d’anticipation pour se maintenir en bonne forme. C’est l’apprentissage de choses nouvelles qui le stimule. Donc il vaut mieux essayer d’apprendre une langue étrangère que de faire tout le temps les mêmes grilles de sudoku. Et puis, il faut varier les plaisirs, changer constamment d’activité : passer de la musique au jardinage, de la cuisine à la lecture, de la marche à un jeu avec ses petits-enfants…
« Savoir rendre explicite une politique de l’âge, la porter fièrement, lui donner une communication positive et agir en conséquence, voilà un réel enjeu politique et, à l’horizon, une vraie chance ! »
Que faire face à la solitude et l’isolement de nos aînés ?
Pr. G.B. : Voici un autre sujet compliqué. Car il y a en fait trois types de solitudes. Il y a d’une part la solitude qui fait souffrir parce que l’on ressent un sentiment de solitude. Il y a d’autre part une forme de « solitude heureuse », celle que peuvent ressentir certaines femmes qui redécouvrent, parfois après un divorce ou un veuvage par exemple, le plaisir de maîtriser leur emploi du temps, de voir leurs amies, etc. Et puis il y a la solitude de celles et de ceux qui ont du mal à aller vers les autres, qui se renferment sur eux-mêmes et qui vont même jusqu’à faire le vide autour d’eux.
Vu que l’on nous annonce que l’on vivra bientôt jusqu’à 120 ans, ne faudrait-il pas repousser l’âge légal du départ à la retraite ?
Pr. G.B. : Ce sujet se règlera tout seul parce que l’âge légal du départ à la retraite n’aura bientôt plus aucun sens, en dehors peut-être des personnes qui ont un travail à forte pénibilité physique. Je vous dirais même que c’est déjà le cas, parce que la plupart des gens qui ont atteint leurs annuités légales ont déjà des activités bénévoles ou à temps partiel. Et je ne vous parle pas de tous ces chefs d’entreprises ou de toutes ces professions libérales qui continuent à travailler bien au-delà de 70 ans. Là encore, nous sommes en train de changer de modèle de société. D’où l’intérêt de mieux intégrer ces seniors expérimentés dans le nouveau monde du travail et la nouvelle société qui sont en train de se construire.
Si les lecteurs ne devaient retenir qu’un seul message de votre livre, quel serait-il ?
Pr. G.B. : Sachons regarder avec un œil neuf ce temps qui nous est donné. Apprenons à changer les modèles. Du temps de l’Homme de cro magnon, nous ne vivions que 37 ans en moyenne, aujourd’hui nous vivons entre 78 et 82 ans, et bientôt nous vivrons 120 ans. Il est temps de construire une société nouvelle avec des idées nouvelles. Si notre vie affective prend de nouveaux contours, les liens intergénérationnels également. Ce que les seniors ont à transmettre aux nouvelles générations n’est pas que de la connaissance, c’est aussi et surtout un « savoir être ». V.L.