Avec son regard bienveillant mais sans complaisance, Jocelyne Robert donne à voir et à créer un âge de toutes les libertés, de l’érotisme retrouvé, de l’instant présent, des solitudes glorieuses, des tendres et désirables visages parcheminés. Et si, grâce à ses conseils éclairés, nous participions tous et toutes à révolutionner la vieillesse et à en faire une opportunité de vie encore plus joyeuse ?
C’est de mai à octobre 2020, en plein confinement, alors que vous veniez de perdre votre frère, que vous avez écrit votre dernier livre. Vous parlez « d’urgence d’écrire sur le vieillir ». Expliquez-nous.
Jocelyne Robert : D’abord, je dois vous expliquer que depuis plusieurs années, j’ai rencontré des milliers de personnes âgées entre 50 et 100 ans. J’ai eu beaucoup de demandes de conférences pour parler de l’âge, des seniors, de la vieillesse. Puis, avec la Covid, j’ai senti émerger ce sentiment d’urgence, car on a vu combien ce qu’on appelle « les silencieux » se sont sentis fragilisés, combien les infrastructures des Ehpad dans les différents pays n’étaient pas préparées et combien ils ont été abandonnés à eux-mêmes. Etant confinée et mes conférences étant annulées pendant la pandémie, j’avais du temps devant moi. Ça a donc été un cri du cœur et de raison, en me disant qu’il fallait écrire sur le vieillir, changer le regard de notre société sur la vieillesse, mais aussi déboulonner tous les clichés sur les personnes vieillissantes.
« Il faut déboulonner tous les clichés sur les personnes vieillissantes. »
Vous parlez même de « vieillessophobie ». Pourquoi la société est-elle si bloquée sur la vieillesse, pourquoi est-ce si tabou d’en parler ? A cause de la peur de la mort ?
J.R. : En fait, il y a plusieurs causes, dont certaines sont plus prégnantes que d’autres. C’est sûr que la peur de l’inconnu et de la mort peut jouer, mais ça se passe de façon plus ou moins consciente. Ceux qui ont la foi sont bien entendu plus sereins que les autres face à leur finitude. Mais je ne pense pas que l’âgisme et la vieillessophobie que certains éprouvent relèvent de cette peur de la mort. Le premier marqueur de cette obsession de la vieillesse est que nous vivons dans des sociétés occidentales, dans un monde qui s’occidentalise, où est privilégié, où est porté aux nues tout ce qui est jeune et beau. Donc, on est entouré de messages plus ou moins subliminaux avec des diktats où tout est dévolu à ce qui est beau, jeune, riche, sexy, lisse, bronzé, etc. Evidemment, cela a un impact sur nous, même si nous n’en sommes pas toujours conscients. Donc, dans ces conditions, on ne peut pas « accueillir » le vieillissement, car la vieillesse est rejetée par l’espace public. C’est comme si on nous disait « vous êtes vieux, mais vous n’avez pas le droit de vieillir » ! C’est le type même d’une injonction contradictoire. Il y a donc une obsession à rester jeune avec cette folie de la chirurgie esthétique qui est parfois ridicule, car on fait cela pour rester beau, jeune et désirable, alors que le désir n’a rien à voir avec cela.
Ce sont donc tous ces diktats qui nous privent de vieillir dans la sérénité ?
J.R. : Oui, car deuxièmement, contrairement à ce que l’on croit, nous vivons dans un univers dans lequel le plaisir est tabou. On vit dans un monde ancré dans les valeurs de performance, d’accomplissement, de réalisation, d’efficacité, de rapidité. Or, quand on vieillit, on devient moins efficace, moins performant, moins pressé et plus lent. Ça aussi, mine de rien, cet aspect-là, on l’a intériorisé. Donc dans ce contexte, être vieux, ça devient une tare. Et troisièmement, on est encore très influencé dans notre société par un modèle sexuel axé sur la procréation, la reproduction. Or, quand on passe les 50/55 ans, avec la ménopause ou l’andropause, oups, c’est comme si on n’était moins dans le coup. D’où le succès du Viagra et du Cialis qui donnent aux hommes l’impression de retrouver de la « performance ». A notre époque, on se croit libéré alors qu’on se soumet à tous ces critères et ces diktats sociétaux qui nous empêchent de vieillir heureux.
De tous les mots pour qualifier les personnes âgées, quels sont ceux qui sont acceptables à vos yeux et pourquoi ?
J.R. : Je ne trouve pas que « seniors », « personnes âgées », « aînés » soient des vocables inacceptables en soi. Ce sont surtout des termes qui ne veulent rien dire, qui sont une manière de contourner la vieillesse. Quand on dit par exemple « personnes âgées », c’est un peu faux, car nous sommes tous et toutes des personnes âgées, de 10, 30, 50 ans ou plus ! « Aîné », je le suis car j’ai 73 ans, mais je suis la cadette de mes frères et sœurs, donc ça ne veut rien dire non plus. Je me perçois comme une aînée mais aussi encore comme une cadette. Ce sont des mots qui viennent édulcorer la peur de dire « vieux » et « vieilles », comme si ces mots-là étaient interdits !
Est-il si difficile pour la société d’accepter et d’utiliser le mot « vieux » ?
J.R. : Oui, c’est certain. Les gens m’écrivent en me disant que grâce à mon livre, ils ont pris conscience qu’ils détestent les mots « vieilles » et « vieux ». Moi, il y a un mot que j’aime bien, qui me vient d’un lecteur. Il appelle les personnes âgées les « grands adultes ». Dans la même logique, une petite fille m’a dit « une grand-mère pour moi c’est une mère qui a grandi ». C’est non seulement beau, mais en plus, c’est tellement juste ! Tous les autres mots cachent donc notre peur de dire « vieux ». Et je tiens à rappeler qu’en règle générale tout ce qu’on ne nomme pas n’existe pas ! Donc si on veut changer nos repères, avoir une société plus inclusive, encore faut-il nommer les choses ! Et on l’a bien vu pendant la pandémie, toutes les personnes de plus de 65 ans étaient reléguées sur le même bateau, avec la même étiquette : « les vieux ». On a vu le slogan #okboomer apparaître. Or les grands adultes sont aussi différents les uns des autres que les jeunes adultes le sont entre eux. Ce n’est pas vrai que les seniors sont un magma d’hommes et de femmes en tous points semblables. Ils sont même encore plus différenciés entre 50 et 100 ans, car ils ont encore plus de diversité de parcours, d’expériences, d’approches, de regards sur la vie ! On les met dans un coin, comme pour les écarter, car ils ne sont plus productifs, alors qu’il y a des milliards de façons d’être encore productifs et créatifs en vieillissant, et cela, à tout âge !
A quel âge est-on vieux ou vieille ? Vous parlez de l’âge pivot de 65 ans.
J.R. : Simplement, parce que malheureusement, c’est dans l’ère du temps de classer, de catégoriser. On peut sans trop se tromper dire qu’autour de 65 ans, l’âge où beaucoup de personnes partent à la retraite, c’est le démarrage de la vieillesse. Mais vous l’aurez compris, il y a des vieillards de 40 ans et des gens de 75/85 ans qui sont si créatifs, vifs, sensuels et beaux ! La beauté, ce n’est pas que dans la plastique d’un visage ou d’un corps. La beauté, c’est dans le mouvement, c’est dans l’intérêt, c’est dans l’émerveillement pour la vie, pour les gens, pour la nature, pour l’érotisme, pour tout ce qui est vivant ! Je souligne dans le livre qu’il n’y a que dans l’espèce humaine qu’on est aussi austère et juge face à la beauté des personnes humaines. Pour tout le reste, on s’émerveille devant ce qui est vieux : le vieil arbre centenaire, le vieux château millénaire, les vieilles pierres, le vieux chien tout mignon, les vieux sacs en cuir tout patiné, un vieux vin ou une vieille liqueur… Tout ce qui prend de l’âge a encore plus de valeur. Et quand on arrive dans l’espèce humaine, non seulement on ne s’émerveille plus devant un visage un peu parcheminé, mais on ne veut plus les voir ! C’est lié à notre culture, mais c’est aussi lié au fait qu’il y a seulement cent ans, on mourrait avant d’avoir 50 ans ! On n’avait pas le temps de voir les gens vieillir. On naissait, on passait d’enfant à adulte et dès qu’on était infécond, on mourrait ! Les temps ont changé. A 50 ans, on est encore une très belle femme ou un très bel homme, plein de capacités de séduction, d’expériences, de vitalité accumulée, de fantasmes. On est tout cela ! Bien sûr, après 60 ans, il y a certaines pertes, mais il y a plein d’autres choses qu’on gagne en plus aussi !
Et c’est vrai aussi passé 70 ans !
J.R. : Oui, c’est évident ! J’ai 73 ans. Certains jours dans mon bain, alors que je ressens quelques douleurs d’arthrose, plutôt que de me lamenter, je me conditionne à me dire « Formidable ! Je sens mon corps. Mon corps éprouve, il est vivant ! Un jour, je ne sentirai plus rien, alors profite ma Jojo ! » Vous voyez, tout est dans l’attitude !
« Il y a quelque chose dans l’acceptation, dans l’appropriation, de son corps, de son âge, qui est réjouissant, car ça rend les gens plus heureux, plus confortables, plus ouverts sur les autres. »
Ça semble plus difficile pour les femmes que pour les hommes de vieillir dans la société d’aujourd’hui, mais ça vient aussi des femmes elles-mêmes. Vous parlez « d’autodétestation »…
J.R. : Vous touchez-là un point névralgique. Les femmes ont plus intériorisé que les hommes – parce que la société est plus dure à leur endroit – cette autodétestation, à tel point qu’elles la transmettent. Ce qui montre combien il est important d’en prendre conscience pour en sortir. Combien de fois ai-je rencontré des couples de plus de 50 ans dont la femme me disait qu’elle gardait son soutien-gorge pour faire l’amour parce qu’elle avait honte de ses seins ? Alors que leur mari ou amant qui n’avait pas du tout le même regard disait au contraire : « Ce que j’aime les seins de ma compagne ! Ce sont des seins qui ont de la vie ! Ça m’excite, ça m’érotise ! ». Combien de femmes seules après 50 ans me disent qu’elles ne peuvent plus rencontrer de compagnon parce qu’elles ne sont plus « sur le marché » ? Cette marchandisation, cet objetisation de la femme, de son corps, de son sexe, va à l’encontre de ce qui est important : la relation. Comme si tout devait se payer. Je n’aime plus mon corps, alors je paye pour le refaire… Si cela nous rendait plus heureux, je dirais pourquoi pas ? Mais la plupart du temps, ce n’est pas le cas.
Vous écrivez que la vieillesse peut se réinventer mais à condition de réfléchir au « comment vieillir ».
J.R. : La première chose, c’est d’abord l’examen de conscience puis la prise de conscience. Il s’agit de bien cerner ce qui nous fait si peur. A 50 ans, la plupart des femmes ont des difficultés à passer par cette prise de conscience, et encore plus si elles ont eu le sentiment d’être des objets de désir durant leur jeunesse. Parce qu’elles relient le fait d’être désirables à la jeunesse. Alors que c’est tout le contraire, là encore, il y a quelque chose dans l’acceptation, dans l’appropriation, de son corps, de son âge, qui est réjouissant, car ça rend les gens plus heureux, plus confortables, plus ouverts sur les autres.
Sexologue de renom et conférencière internationale, philosophe du « bien vieillir », se définissant comme « sexosophe », Jocelyne Robert a publié de nombreux ouvrages à succès, essais et livres, dont certains ont été réédités et traduits en vingt langues. Depuis une dizaine d’années, elle a rencontré des milliers d’adultes de 50 à 100 ans lors de ses conférences de par le monde. Son travail d’éducation et de vulgarisation a été récompensé à plusieurs reprises.
Vous affirmez « Plus on vieillit, plus on aime ! ». Expliquez-nous.
J.R. : Oui, j’en suis persuadée et je l’affirme : Plus on vieillit, plus on aime ! Et si je l’ai écrit, c’est parce que je l’ai constaté. J’ai rencontré des milliers de personnes dans et après mes conférences. Je me rappelle d’un homme de 75 ans qui est venu avec sa compagne qui était magnifique et qui a dit « Moi, Madame Robert, j’ai découvert l’érotisme grâce à cette femme à l’âge de 66 ans ». Ce qui est merveilleux avec la vieillesse, c’est cette capacité à être présent qu’on redécouvre. C’est l’âge de l’instant présent et de l’émerveillement, et tout cela est dans le fait qu’on a plus de temps, qu’on a une disponibilité nouvelle si on la saisit bien sûr. Et ce qui est fabuleux, c’est que « découvrir », cela ne veut pas dire redécouvrir à nouveau ce qu’on a connu, c’est aussi et surtout découvrir autre chose. Découvrir du nouveau quand on est quelqu’un de vieux ! On dit souvent que les vieux retombent en enfance, ce n’est pas cela du tout, c’est plutôt qu’on est en capacité en vieillissant de recontacter notre enfance et de se mettre au niveau de l’autre, donc de le rencontrer vraiment. On est disponible et sans jugement devant l’autre et pleinement présent. Cette capacité de s’émerveiller à nouveau, elle est flagrante chez toutes les personnes âgées qui vieillissent bien. C’est d’ailleurs pour cette raison que les liens entre les grands-parents et leurs petits-enfants sont si merveilleux, si forts et si intenses !
Vous avez aussi écrit ce livre pour faire bouger les choses du côté des décideurs politiques ?
J.R. : Oui, tout à fait ! Il faut désormais une nouvelle approche de la vieillesse dans les politiques publiques. Et la crise sanitaire nous a montré qu’il y a encore une longue route à faire dans nos sociétés sur le « bien vieillir ». On a le droit de vivre à tout âge ! Et à tout âge, on a le droit de jouir de toutes les prérogatives du vivant !
Quels conseils essentiels donner à nos lectrices et lecteurs pour mieux accueillir cette période de la vie ?
J.R. : Peut-être d’abord, identifier ses peurs. Chaque fois qu’on a peur, on meurt un peu, vous savez. Essayer de comprendre ce qui nous bouleverse tant. Le simple fait d’identifier ses peurs, c’est déjà énorme, parce que parfois c’est tout mêlé : peur de sortir, peur de la nouveauté, peur du regard des autres, peur du rejet… Surtout que la plupart de nos peurs sont injustifiées et qu’elles ont tendance à nous enlaidir, à nous rendre méfiants, voire aigris. Alors que les muscles du visage qui sourient, la joie, ça rend beau et belle à tout âge ! Deuxièmement, essayer de voir comment on peut agir et cesser de se laisser mener par le jugement des autres. Troisièmement, s’ouvrir au plaisir et aux plaisirs ! Ça, c’est ma recommandation N°1. S’ouvrir à tous les plaisirs : sentir le vent ou le soleil sur sa peau, prendre le temps de contempler ce qui est beau, s’efforcer de ressentir tout ce qui nous fait du bien, de rencontrer les autres… Et si on ne sait pas comment faire, essayer d’aller dans sa propre boîte à souvenirs pour se rappeler ce qui nous faisait plaisir, ce qui nous faisait du bien. Vous aimiez le vélo, pourquoi ne pas vous acheter un vélo électrique ? Il faut arrêter de se refuser des plaisirs au seul prétexte qu’on a des années en plus. C’est l’heure de la liberté, il faut donc la saisir pour donner de la vie à l’existence. On n’est pas à l’heure de la mort, on est dans les derniers chapitres de sa vie, c’est vrai. Alors, rendons-les beaux, lumineux, pétillants. Essayons d’en faire des feux d’artifice !
Propos recueillis par Valérie Loctin.
Plus d’infos sur son blog : http://jocelynerobert.com/