Faire l’amour n’est pas toujours aussi simple qu’on le raconte. Surtout quand les années passent, que le désir s’en va, que l’un a envie et l’autre pas.
Nous informant et livrant des conseils bien loin de toute injonction et sans jamais nous culpabiliser, le sociologue Jean-Claude Kaufmann met des mots simples et clairs sur ce qu’on ne savait plus exprimer, mais aussi sur ce qu’on avait renoncé à voir changer. Rencontre sans langue de bois sur un sujet encore tabou à une époque où la parole se libère.
Pourquoi avoir lancé cette enquête sur le consentement sexuel dans le couple ?
Jean-Claude Kaufmann : A l’heure du mouvement #MeToo, j’ai trouvé intéressant de lancer une nouvelle et grande enquête sur le consentement, dans la séduction et les rapports sexuels. Car il y a beaucoup de malentendus, dans ce que l’on appelle la « zone grise », là où rien n’est vraiment noir ou vraiment blanc. Des hommes croient qu’il faut insister même quand une femme semble leur résister ; des femmes pensent avoir exprimé leur refus et que l’homme a reçu le message. Je me suis donc intéressé au consentement sexuel dans le couple, qui peut aller jusqu’au viol conjugal, en évoquant aussi la sexualité la plus ordinaire et parfois quelque peu routinière, qui s’installe après des années de vie commune.
De nombreuses questions subsistent-elles toujours dans l’inconscient collectif ?
J-C. K. : Oui, très nombreuses et beaucoup plus qu’on pourrait le croire. Comment se combinent les désirs de l’un et de l’autre ? Quand l’un n’a pas envie, le fait-il savoir, et l’autre comprend-il ? Arrive-t-il que le mari insiste jusqu’aux limites de ce qui pourrait ressembler à un viol domestique ? Les incompréhensions moins dramatiques et plus ordinaires m’intéressent aussi. Du côté des femmes qui subissent des assauts non désirés. Mais du côté des hommes aussi, je voulais recueillir également la version masculine, pour comprendre, sans condamner. Car nous devons avancer ensemble, hommes et femmes réunis, pour des relations plus respectueuses et épanouies.
Il était temps selon vous de libérer la parole sur ce sujet du consentement ?
J-C. K. : Oui, il fallait le faire, car derrière ce sujet resté trop longtemps sous silence, il y a beaucoup de sensations de malaise, de non-dits, de culpabilité, d’incompréhension et de souffrance aussi. Et ce qu’il y a d’intéressant, c’est que mon enquête soulève plein de problèmes très différents, qui vont du devoir conjugal au viol domestique, en passant par la simple incompréhension et les difficultés de nombreux couples à s’accorder sur la question de la sexualité et à en parler. Depuis que le livre est sorti et qu’on me questionne dans les médias, je reçois de très nombreux témoignages de personnes, hommes et femmes, qui se rendent compte qu’ils ne sont pas les seuls à vivre ces aléas. Ça leur fait beaucoup de bien que la question soit enfin abordée. C’est extrêmement libérateur pour les femmes comme pour les hommes !
A vous lire, on s’aperçoit que le sujet du consentement dans le couple n’a pas d’âge et qu’il concerne aussi des couples qui ont plus de 50 ans, qui s’aiment toujours mais ne s’entendent plus aussi bien dans leur vie intime…
J-C. K. : Oui, car derrière ce sujet du consentement, on voit bien qu’il y a chez des couples qui vivent ou sont ensemble depuis longtemps des pratiques sexuelles routinières un peu tristes, une sorte de chorégraphie des corps qui s’est mise en place depuis des années. On sait comment faire et on reproduit toujours la même manière de faire. Et on croit que les deux partenaires sont à l’aise dans ce script. Le consentement n’y a plus vraiment sa place, on a l’impression de le deviner. Et c’est là où souvent le problème se pose…
«Deux principales raisons poussent les femmes à se forcer : la culpabilité et la peur d’être quittées.»
On voit bien que pour de nombreuses femmes le désir n’est pas là et qu’elles se forcent souvent à faire l’amour ?
J-C. K. : En effet, elles commencent à se forcer à des degrés très différents. Au premier degré, certaines femmes interrogées disent qu’elles n’ont pas trop envie de faire l’amour, mais une fois que la mise en route est lancée, elles rentrent dans le jeu en livrant des phrases pas toujours élégantes du type « L’appétit vient en mangeant ». Au deuxième degré, d’autres femmes n’éprouvent plus de désir pour leurs partenaires et trouvent l’acte lassant, voire pénible. Ces femmes-là se disent qu’elles doivent quand même le faire et entrent dans la simulation, donc le mensonge. Au troisième degré, on est face à des femmes qui éprouvent une vraie souffrance qui les détruit peu à peu de l’intérieur. Elles se sacrifient en permanence jusqu’à ce que cela s’aggrave et qu’elles disent « j’aurais dû réagir plus tôt ».
A la ménopause notamment, les femmes éprouvent plus de difficultés avec une libido souvent en berne. Comment surmonter cette étape aussi difficile pour elles que pour leurs partenaires ?
J-C. K. : Vous avez raison, notamment pour celles qui souffrent par exemple de sécheresse vaginale, même s’il existe aujourd’hui des solutions efficaces. D’un autre côté, ce n’est pas forcément le moment le plus compliqué à gérer, car la ménopause peut donner une explication à l’homme et un prétexte à la femme qui n’a pas envie de faire l’amour. Vu qu’il y a une explication rationnelle, c’est plus facile d’aborder le sujet avec son partenaire. De nombreuses femmes utilisent ce prétexte pour se soustraire à des relations sexuelles, comme d’autres femmes plus jeunes le font à l’arrivée d’un enfant. Là où tout devient compliqué, c’est quand la baisse de désir est inexplicable. En effet, comment exprimer que l’on aime son compagnon mais que l’on n’éprouve plus de désir pour lui ?
C’est la peur d’être quittée qui pousse les femmes à ne pas parler de ce manque de désir à leurs compagnons ?
J-C. K. : Oui, de nombreuses femmes continuent à se forcer, malgré le manque de désir, parce qu’elles ont peur que leur mari ou compagnon aille voir ailleurs et les quitte ensuite pour une femme plus jeune et plus désirante. Au lieu de tenter le dialogue, elles continuent de se forcer, se murent dans le silence et donc… la souffrance.
La notion de « devoir conjugal » est-elle toujours une réalité aujourd’hui, notamment chez les seniors ?
J-C. K. : La notion de « devoir conjugal » remonte à très loin, dans un cadre moral collectif qui érigeait ce qui était bien ou mal, ce qu’on devait faire ou pas. La femme se devait de faire don de son corps dans un objectif de reproduction, de constitution d’une famille et au nom de la transmission. Aujourd’hui, depuis plus d’un demi-siècle environ, ce cadre moral imposé n’existe plus. Chacun choisit sa propre morale, sa propre vérité. Chacun construit son propre bien-être et son bonheur. Malgré tout, de nombreuses femmes continuent à pratiquer ce « devoir conjugal » parce qu’elles ne savent pas exprimer qu’elles n’ont pas envie d’avoir des relations sexuelles, que c’est pénible voire douloureux de se forcer. Le devoir conjugal en tant qu’héritage du passé est dépassé, mais il y a de nouvelles raisons qui poussent les femmes à le pratiquer.
Quelles sont ces raisons ?
J-C. K. : Il y en a deux principalement. D’une part, la culpabilité. « C’est moi qui suis comme cela, c’est de ma faute », car il existe une illusion collective que les relations sexuelles sont toujours épanouissantes. D’autre part, la peur que nous avons déjà évoquée de briser leur couple, d’être quittées et de se retrouver seules pour finir leur vie.
N’y a-t-il pas un problème aussi avec le développement des images et sites à caractère pornographique ?
J-C. K. : Oui, dans le sens où cela participe à cette fable d’une sexualité et d’une libido faciles. Cela entraîne de l’incompréhension et de la frustration dans les couples, surtout quand l’un demande des jeux érotiques et des comportements sexuels qui ne plaisent pas à l’autre et dont il ne veut pas, comme la sodomie par exemple. Les hommes insistent, les femmes se forcent. Il faut bien comprendre qu’hommes et femmes sont différents. Ils doivent bâtir leur vie commune dans l’altérité et le respect de la différence de l’autre. Jour après jour dans un couple, on construit un monde commun. C’est cela le couple, découvrir l’étrangeté de l’autre, accorder les différences et non pas les gommer.
La sexualité devrait être source de plaisir et de joie et non de malaise et de souffrance. Comment y remédier ?
J-C. K. : Déjà, essayer de parler davantage dans tous les domaines, y compris celui de l’intimité et de la sexualité, mais je dis cela sans aucune injonction supplémentaire. Toute la journée, on parle beaucoup quand on vit ensemble, de tout et de rien. Ce « bavardage conjugal » est très utile. Mais quand je parle de dialogue, je parle de la vraie conversation en face à face, celle qui passe les messages essentiels. Même si c’est compliqué et difficile de parler de sexualité dans son couple, je conseille de faire un pas après l’autre, d’utiliser l’humour, les gestes, les regards. Même un petit pas dans le sens de cette conversation est une victoire, car l’important c’est de progresser. Donc même une petite victoire de discussion, c’est déjà une grande victoire !
« Jour après jour dans un couple, on construit un monde commun. C’est cela le couple, découvrir l’étrangeté de l’autre, accorder les différences et non pas les gommer.»
Car la communication dans un couple n’est pas que verbale ?
J-C. K. : En effet, elle peut passer par les gestes, les regards, les comportements, les attentions. Une caresse, un geste sont déjà un début de conversation. Les couples doivent prendre de nouvelles habitudes pour être plus attentifs au désir de l’autre, à son ressenti, ses besoins, ses attentes. Il faut prendre le temps de voir si l’autre a envie, enrichir les préliminaires, ajouter plus de tendresse et associer les relations sexuelles à de nouvelles habitudes plus légères, plus décontractées, plus ludiques, plus douces et plus affectueuses. Et comprendre que l’on éprouve beaucoup de bien-être à assurer le bien-être de l’autre.
Quel message essentiel retenir de votre livre sur la question ?
J-C. K. : Déjà, qu’il faut dédramatiser la question de la sexualité dans le couple. Elle n’est pas forcément centrale, il faut la voir comme un plus. Il faut se libérer des crispations, prendre un peu de distance et apprendre à en parler ensemble avec plus de légèreté. A l’âge où l’on devient « senior », on a plus de temps pour vivre enfin et se libérer de nombre de contraintes. Et quand la retraite arrive, on a plus de temps pour pratiquer des loisirs qu’on aime, des voyages, des activités associatives ou sociales. Dans cet ensemble, pourquoi ne pas faire une petite place à la sexualité ? Non pas une sexualité de performance ou de routine, mais une sexualité basée sur la tendresse et le bien-être à deux. A tout âge, chaque individu dans le couple a besoin d’être réconforté, caressé dans tous les sens du terme. Et chez les seniors aussi, c’est cette tendresse partagée et échangée qui peut de nouveau éveiller le désir.
Plus d’infos sur jckaufmann.fr