Elisabeth Badinter est l’une de nos grandes figures intellectuelles. Une philosophe, une féministe, une combattante, dont la parole est autant précieuse qu’elle est rare dans les médias, mais dont les livres questionnent toujours la place des femmes dans la société. Spécialiste des Lumières, ses essais éclairent le monde d’aujourd’hui pour qu’il ne s’assombrisse pas demain. Portrait.
Connue pour ses réflexions philosophiques et sociologiques qui interrogent le féminisme et la place des femmes dans la société, accordant une place particulière aux droits des femmes immigrées, Elisabeth Badinter n’a jamais eu sa langue dans sa poche pour traiter de tous les sujets qui nous questionnent au quotidien : la maternité, les violences conjugales, le pouvoir, l’égalité hommes-femmes, l’amour, le genre, l’identité…
UNE BELLE LIGNÉE
Née le 5 mars 1944 en région parisienne, Élisabeth Badinter est la fille de Marcel Bleustein-Blanchet, fils d’immigré juif russe qui fonda, en 1926, la société publicitaire Publicis, devenue le 3e groupe mondial du secteur. Blanchet est son pseudonyme de la Résistance qu’il a accolé après-guerre à son nom de famille. Sa mère, Sophie Vaillant, est la petite-fille du député socialiste et communard Édouard Vaillant. Elisabeth a deux sœurs, son aînée Marie-Françoise, qui épousera le poète Michel Rachline, et sa cadette Michèle, toutes deux aujourd’hui décédées. D’abord élève à l’École alsacienne, Élisabeth Badinter étudie la philosophie à la Sorbonne, avant d’obtenir son agrégation de philosophie et de se spécialiser dans le siècle des Lumières et l’écriture de biographies littéraires. Après avoir occupé un poste de professeure au lycée Guillaume-Budé de Limeil-Brévannes, elle devient également conférencière à l’École Polytechnique.
DE LA PLACE DES FEMMES
Nommée Commandeur des Arts et des Lettres en 2007, membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la Décennie de la culture de paix et de non-violence, féministe acharnée, influencée par les philosophes des Lumières, elle a réfléchi sur la place de la femme dans la société et le concept de laïcité auquel elle est très attachée. Ses positions toujours courageuses sont parfois controversées. Engagée à gauche, elle défend une certaine idée de la démocratie sociale à travers ses écrits. Nombre de ses livres sont des portraits de femmes du siècle des Lumières (Emilie du Chatelet, Madame d’Epinay), ou du XXe siècle (Simone de Beauvoir, Marguerite Yourcenar et Nathalie Sarraute) ou abordent le thème des rapports hommes-femmes ou celui de l’équilibre entre vie professionnelle et maternité. En 1980, elle est l’objet de vives critiques lors de la parution de L’Amour en plus dans lequel elle propose une analyse de l’instinct maternel comme une pure construction sociale.
C’est seulement à la mort de son père en 1996 que la philosophe se transforme également en femme d’affaires influente, en devenant présidente du conseil de surveillance de Publicis (poste désormais occupé depuis 2017 par Maurice Lévy), mais aussi avec sa famille le premier actionnaire. En 2020, les 7,24 % des actions de Publicis la positionnent 162e fortune française avec 525 millions d’euros d’après le magazine Challenges. POUR LA COMPLÉMENTARITÉ
Elisabeth Badinter est indéniablement une philosophe féministe. Cependant sa réflexion l’amène à vouloir dépasser un clivage trop brutal, à refuser une trop grande victimisation de la femme, afin d’éviter une sorte de guerre des sexes qui lui paraît préjudiciable à la juste lutte pour l’égalité des salaires, devant les tâches ménagères et le partage de l’éducation des enfants. Elle prône plutôt une complémentarité des sexes, ce que lui reprochent certaines associations féministes. Son ouvrage paru en 2010, Le conflit, la femme et la mère, revient d’ailleurs sur ces questions cruciales pour la société d’aujourd’hui, tout en provoquant une polémique autour de l’allaitement maternel. Elle y dénonce l’influence dangereuse du naturalisme, ce courant proche de l’écologie pure et dure qui pousse les femmes à allaiter, à s’occuper de leurs enfants et donc à revenir à la maison. Ainsi, l’inégalité professionnelle entre les hommes et les femmes risque selon elle de se creuser davantage, et, à l’arrivée, c’est l’autonomie de ces dernières qui est en danger.
LE FÉMINISME AUTREMENT
Lors du débat, sous le gouvernement Jospin, sur la parité en politique, elle s’est aussi opposée à la loi du 6 juin 2000 sur l’égal accès des femmes aux mandats électoraux qui, selon elle, considérait que les femmes étaient incapables d’arriver au pouvoir par elles-mêmes. Son essai Fausse route en 2003 fustige la misandrie et la « posture victimaire » des féministes françaises contemporaines, ainsi que divers écrits critiques quant aux nouvelles lois concernant la parité politique ou le traitement des crimes et délits sexuels. Car pour Elisabeth Badinter, la vocation du féminisme n’est pas de conduire à une guerre des sexes visant à une revanche contre les hommes. Concernant les violences faites aux femmes qu’elle dénonce, elle demande cependant plus d’objectivité : « À vouloir ignorer systématiquement la violence et le pouvoir des femmes, à les proclamer constamment opprimées, donc innocentes, on trace en creux le portrait d’une humanité coupée en deux peu conforme à la vérité. D’un côté, les victimes de l’oppression masculine, de l’autre, les bourreaux tout-puissants. ». Par ailleurs, en 2013 lors de l’affaire de la crèche Baby Loup, elle a pris position pour défendre la laïcité et interdire le port de signes religieux à l’école.
EN FINIR AVEC LES PRÉJUGÉS
Pour en finir avec ces préjugés sur le genre, la philosophe ne cesse de mettre en avant le travail de Simone de Beauvoir mais également celui de Freud, pour rappeler que les individus sont tous différents et que notre identité est avant tout déterminé culturellement, non par une constitution physiologique. Chacun porte en lui un mélange subtil de ce que l’on appelle féminité et virilité. Les orientations sexuelles et appétences particulières sont donc à disjoindre d’une hypothétique nature en lien avec une conformation de corps. La déconstruction des idées antiques sur la notion de genres se doit d’être interrogée afin de proposer aux nouvelles générations une vision plus juste et plus émancipatrice de l’identité.
En 1966, Elisabeth épouse Robert Badinter, de seize ans son aîné, alors l’avocat de son père. Ils sont les parents de trois enfants. Avocat, universitaire, essayiste et homme politique français, son mari est notamment connu pour son combat contre la peine de mort, dont il obtient l’abolition en France le 9 octobre 1981 en tant que Garde des Sceaux.
LE COMBAT CONTINUE
Selon Élisabeth Badinter, le combat féministe doit aujourd’hui se concentrer essentiellement sur les populations immigrées ou maghrébines, car selon elle, « depuis longtemps, dans la société française de souche, que ce soit le judaïsme ou le catholicisme, on ne peut pas dire qu’il y ait une oppression des femmes ». En 2016, elle déclare également sur France Inter : « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe ». Elle apporte également son soutien à Nadia Remadna, la militante associative française, fondatrice de La brigade des mères et essayiste du livre Comment j’ai sauvé mes enfants et considère « Nadia Remadna, au même titre qu’un nombre croissant d’intellectuels arabo-musulmans qui prennent la parole avec courage, […] les représentants actuels des Lumières. » En 2020, après l’assassinat du professeur Samuel Paty, la femme de lettres n’a pas manqué d’évoquer sa colère : « Nous sommes dans une guerre idéologique », a-t-elle affirmé.
FÉMINITÉ, MATERNITÉ & POUVOIR
Déjà classé comme best-seller avec des ventes record en librairies, son dernier essai consacré à Marie-Thérèse d’Autriche (Flammarion, 2020) dresse le portrait de la femme la plus puissante au monde de l’époque qui invente alors une nouvelle manière d’être mère en s’occupant de ses 16 enfants, dont Marie-Antoinette. Certainement l’un des premiers modèles de la femme moderne, présente sur tous les fronts. En tentant de répondre à la question « comment être une bonne mère quand on est une femme de pouvoir, écrasée par ses responsabilités et chargée de famille ? », Elisabeth Badinter se sert d’une grande figure du passé pour éclairer une des interrogations toujours essentielles du féminisme en 2021, au cœur du combat pour l’égalité hommes-femmes. V.D.