Avec la rigueur historique et la sensualité qu’on lui l’on connaît, Catherine Hermary-Vieille fait revivre dans son dernier roman la figure ambigüe et controversée du plus célèbre agent secret de l’Histoire, le chevalier d’Eon. Rencontre pour parler de la petite et de la grande Histoire du genre, au cœur des questionnements de la société d’aujourd’hui.
Pourquoi avoir choisi le chevalier d’Eon, agent secret de Louis XV, pour votre tout dernier roman historique ?
Catherine Hermary-Vieille : Parce qu’en réalité, si les cruciverbistes connaissent tous son nom en trois lettres, très utilisé dans les grilles de mots croisés, ce n’est pas le cas du grand public. Il demeure un parfait inconnu pour la majorité des Français. J’ai trouvé passionnant d’écrire la véritable histoire de ce chevalier dont on a dit qu’il était moitié homme, moitié femme, travesti et tant d’autres choses encore, mais qui sont tellement loin de la grande solitude intérieure qui était la sienne. Le chevalier d’Eon était une âme féminine dans un corps d’homme, mais il n’y avait ni perversité ni excès dans sa personnalité. C’était aussi un esprit brillant, cultivé, à la fois diplomate, officier, redoutable bretteur et cavalier hors pair, introduit par le Prince de Conti à la cour de Louis XV, où il a joué un rôle d’agent secret. C’était un être vraiment hors du commun qui méritait qu’on lui consacre un roman historique.
Est-ce aussi parce que son histoire est d’une incroyable modernité, qu’elle fait écho à des thèmes au cœur des questionnements de la société d’aujourd’hui, notamment la question du genre et le choix de la sexualité ?
C. H-V. : C’est certain. Oui, le chevalier d’Eon est un précurseur, un pionnier du genre. Quand on lui demandait s’il se sentait homme ou femme, il répondait : « Je suis moi ». Quand il décidait ou voulait être une femme, il l’était complètement. Et quand il était Capitaine dans le corps des Dragons du Roi, il n’y avait pas plus viril et combattif que lui ! Il a ainsi vécu sa vie, 49 ans en tant qu’homme et 30 ans comme femme, en étant à chaque fois dans sa pleine vérité, et en assumant ses choix dans sa plus totale liberté.
« A l’époque de Louis XV, et dans la cour du Roi, les codes sexuels étaient plus libres qu’ailleurs. L’ambiguïté sexuelle y était acceptée. »
Qui était-il vraiment selon vous ?
C. H-V. : Un être d’une extrême sensibilité qui vivait un malaise intérieur et ne s’aimait pas beaucoup en fin de compte. Il a vécu sa vie sans aucune sexualité, parce que son corps ne lui a jamais donné les moyens de se servir de ses attributs masculins. Le chevalier est mort vierge d’après moi, alors qu’il n’a jamais été pour autant homosexuel. Cet homme avait pourtant en lui une grande sensualité. Aimant qu’on le touche, qu’on l’embrasse, il avait envie et besoin de contacts. Mais il vivait par ailleurs un grand sentiment de culpabilité. Car il savait qu’il ne pourrait jamais rendre une femme heureuse. Même quand l’une d’entre-elles, très amoureuse de lui, lui a demandé de l’épouser, il a répondu : « Vous me quitterez car je n’ai pas la possibilité de vous rendre heureuse. »
A-t-il été heureux malgré tout ?
C. H-V. : Il a été heureux à chaque fois qu’il a pu exceller dans ce qu’il faisait. C’était un perfectionniste et tout l’intéressait. le chevalier d’Eon a notamment beaucoup écrit sur la culture du ver à soie. Il lisait énormément, en latin, en grec, en hébreu et a même étudié la Kabbale. Le chevalier d’Eon était un grand érudit. Apprendre, lire, écrire, le rendaient heureux.
Quels parallèles peut-on faire entre les codes sociaux et sexuels de l’époque et ceux d’aujourd’hui ?
C. H-V. : A l’époque de Louis XV, et dans la cour du Roi, les codes sexuels étaient plus libres qu’ailleurs. L’ambiguïté sexuelle y était acceptée et c’était certainement plus facile d’être homosexuel à l’époque quand on était prince de sang que dans les autres milieux. Il y régnait cependant des lois morales imposées par l’Eglise, qui interdisaient notamment les travestis. On l’oublie souvent mais Jeanne d’Arc a été condamnée aussi parce qu’elle s’habillait en homme. Résultat, dans la deuxième partie de sa vie, le chevalier d’Eon a eu l’obligation absolue de ne s’habiller qu’en femme et de vivre en femme, sans qu’on sache qu’il était homme. D’ailleurs sa vieille amie anglaise, Geneviève, n’a découvert qu’à sa mort qui il était en réalité. Et pourtant, le chevalier d’Eon a demandé dans son testament à être enterré dans son uniforme des Dragons avec son casque et décoré de sa croix de Saint Louis, autant de symboles qui représentent l’homme dans ce qu’il a de plus viril.
Jamais il ne renonça cependant à être lui-même. C’est donc un livre sur la liberté d’être, sur la difficulté de concilier l’être et le paraître ?
C. H-V. : Oui, c’est cela, sur la difficulté d’être. Sur la liberté de l’être humain de pouvoir puiser en lui-même son bonheur et son équilibre, autant en homme qu’en femme. Alors qu’un tel secret, de tels choix étaient très lourds à porter et à vivre au quotidien.
« Le fait que l’égalité homme-femme ne soit toujours pas respectée dans notre pays, notamment au niveau des salaires, est condamnable. Mais de la même manière, je suis contre la parité en politique, car on doit placer une femme à un poste de pouvoir pour ses compétences et non pour son genre. »
Pourquoi avoir choisi le genre du roman historique plus que tout autre pour vos livres ? Parce que les plus belles histoires sont tirées du vécu ?
C. H-V. : Oui, bien sûr. Des êtres qui ont de tels destins, on n’aurait pas pu les inventer. On aurait même l’impression d’aller trop loin ! Avec une histoire comme celle du chevalier d’Eon, on est libéré de sa propre culpabilité. On n’a plus à juger. C’est pour cela que j’ai choisi de parler à la première personne, parce que cela me permettait de rentrer dans la psychologie la plus intime de cet être hors du commun. C’était un être tellement solitaire. La nature, en le privant de sexualité, l’a rendu plus seul encore et… isolé.
Vous vivez en Virginie aux Etats-Unis. La vie y est-elle plus douce qu’en France ?
C. H-V. : La vie peut être douce des deux côtés. Elle est douce pour moi parce que je vis en Virginie, dans une petite ville très calme, à deux heures et demie au Sud de Washington, où la vie quotidienne est très facile, simple, avec de multiples services à disposition de la population. Les commerçants ont un esprit pratique, ils sont efficaces, et très gentils en superficie, c’est-à-dire polis, aimables, courtois. En France, on ne cultive pas cette hypocrisie dans les rapports humains, et les gens sont souvent plus agressifs. Par contre, me manquent bien sûr le charme de la vie parisienne, la culture, les petits bistrots, le petit café noir du matin et mes vieilles amies qui sont irremplaçables ! (rires) Me manquent aussi le sens de l’humour et l’esprit critique des Français qui sont presque des péchés mortels pour les Américains ! (rires) Je n’ai pas vraiment d’amis américains, car là-bas, on se voit surtout pour parler de choses sérieuses, car la vie est chose sérieuse ! Chaque fois que je reviens en France, comme en ce moment, je retrouve cette légèreté qui fait tellement de bien !
La parole des femmes s’est libérée aux Etats-Unis comme en France depuis l’affaire Weinstein. Est-ce une bonne chose d’après vous, notamment pour les rapports hommes-femmes ?
C. H-V. : Il y a eu tellement d’abus et de dérives que c’est forcément une bonne chose que les victimes puissent parler et être entendues, et les coupables être poursuivis. En revanche, l’excès est mauvais comme en toute chose. Et c’est une catastrophe pour la sérénité des rapports hommes-femmes. A tel point qu’aujourd’hui, les Américains sont terrorisés par les femmes. Ils ne veulent plus entrer dans un ascenseur par exemple s’ils doivent se retrouver seuls avec une femme. Je trouve tout cela très triste, car les hommes n’osent même plus être galants. Ils claquent même la porte au nez des femmes maintenant ! Ça fausse également tous les rapports de douce séduction. C’est vraiment dommage…
« Hier amène les regrets et demain amène les angoisses. C’est pour cela qu’il faut vivre au présent et être en capacité de profiter de tous les instants qui nous sont donnés. »
Vous considérez-vous féministe ?
C. H-V. : Je suis féministe dans la mesure où je prône une juste et totale égalité entre les hommes et les femmes. Ça me fait penser à cette réponse de Marilyn Monroe à un journaliste qui lui demandait si elle aurait aimé être un homme : « Ah non ! Je suis beaucoup plus ambitieuse que cela ! » a-t-elle répondu. Le fait que l’égalité homme-femme ne soit toujours pas respectée dans notre pays, notamment au niveau des salaires, est condamnable. Mais de la même manière, je suis contre la parité en politique, car on doit placer une femme à un poste de pouvoir pour ses compétences et non pour son genre. Je pense d’ailleurs que toutes les femmes au pouvoir, en politique ou dans la vie économique, devraient nommer plus de femmes compétentes à leurs côtés. Or, ce n’est pas toujours le cas, loin de là…
Comment vivez-vous les années qui passent ?
C. H-V. : Ah… les années qui passent ! Ce qui compte, c’est de garder des passions, de l’intérêt pour tout ce qui se passe dans le monde, mais aussi pour ce qu’aiment les plus jeunes. J’ai une fille de trente ans et j’apprends beaucoup à ses côtés, justement parce qu’elle aime des choses très différentes. C’est essentiel de rester curieux de tout et des autres. De faire des expériences nouvelles, de se maintenir en bonne forme par l’alimentation et l’activité physique. Il ne faut surtout pas se laisser aller quand on vieillit. Et puis même si on adore ses petits-enfants et qu’on s’occupe régulièrement d’eux, il ne faut pas réduire sa vie à les garder.
Et puis continuer à travailler, comme vous qui n’arrêtez pas d’écrire ?
C. H-V. : Oui, c’est vrai que je sors un nouveau roman tous les dix-huit mois environ. Mais ce n’est pas vraiment un métier, c’est une passion, que l’on peut continuer à exercer quel que soit son âge, même tard dans la vieillesse. Certaines personnes de 80 ans me disent qu’elles ont du mal à trouver l’inspiration. Je crois que c’est vrai si on s’isole du monde. Mais si on reste ouvert aux autres, si on s’intéresse à tout, l’inspiration ne nous quitte jamais !
Quelle est votre philosophie de vie et votre recette du bonheur ?
C. H-V. : Hier amène les regrets et demain amène les angoisses. C’est pour cela qu’il faut vivre au présent et être en capacité de profiter de tous les instants qui nous sont donnés. Quant à ma recette du bonheur, elle tient en une phrase : Aimer et s’intéresser aux autres. Quand on aime, on est toujours jeune!
Propos recueillis par Valérie Loctin.