On dit que le bonheur est le but d’une vie, mais est-il à la portée de tous et à quelles conditions ? Comment faire pour être heureux malgré les difficultés de la vie ? L’est-on plus en vieillissant ? Autant de questions qui trouvent des réponses dans le dernier livre du philosophe Emmanuel Jaffelin que nous avons eu le plaisir de rencontrer.
Comment avez-vous abordé et vécu, à titre personnel, mais aussi en tant que philosophe et observateur, cette crise sanitaire depuis son arrivée ?
Emmanuel Jaffelin : Avec beaucoup de conditions pour exercer la sagesse et m’appliquer ce que j’enseignais à mes élèves à travers Epictète, qui est un des représentants du stoïcisme antique. Il faut bien comprendre que nous n’enseignons plus la sagesse. La philosophie est devenue quelque chose de strictement intellectuel qui doit donner à l’esprit des élèves – enfants, adolescents ou adultes – l’occasion de réfléchir, mais en aucun cas l’occasion de modifier leur mode de vie. C’est d’ailleurs interdit par la laïcité. La philosophie telle qu’elle est enseignée dans les lycées n’est pas là pour enseigner la sagesse. Elle est simplement une propédeutique à la réflexion ; un peu comme les mathématiques ne sont pas là pour former à la physique.
Vous êtes souvent qualifié par les médias de« philosophe de la gentillesse », suite au succès depuis dix ans de vos différents essais sur cette thématique. Quel regard portez-vous sur les phénomènes de division, voire de haine, qui secouent la société française actuellement ?
E.J. : Ils sont le signe que nous ne sommes pas un pays où l’on vit heureux. Il y a évidemment plein d’explications sociologiques, politiques, socio-économiques que je laisse de côté, en tous cas, il est sûr que la France n’est pas un pays qui veut inviter ses citoyens à être heureux. Cette notion ne fait pas du tout partie de la devise républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité ». Exit le bonheur.
Comment expliquer le mal-être actuel ? Est-ce que les gens sont en train de prendre conscience de leur propre finitude ou est-ce avant tout un problème de confiance dans la parole publique ?
E.J. : Si je peux répondre par une troisième solution, je crois que c’est une absence de conscience de la présence de chaque être humain dans le Cosmos (l’Univers). Et le problème de notre société et des sociétés occidentales en général, c’est qu’elles ont eu tendance à éduquer et à faire croire à l’individu qu’il était le centre du monde. Elles ont développé l’égotisme qui est bien pire que le narcissisme pour lequel il suffit un lac ou une mare dont l’eau permet à Narcisse de se regarder et s’admirer. Alors que là, l’idéologie invite les individus à se considérer comme uniques au monde et exceptionnels. Il n’y a donc plus de conscience du Cosmos et personne ne prend sa place au milieu des évènements, tout en étant surpris par chaque évènement auquel il est confronté individuellement et collectivement.
« Le Bonheur ne s’achète pas, il se mérite, il suppose un effort d’intellection et de volonté. »
Vous avez sorti en septembre un nouvel essai chez Michel Lafon intitulé « Célébrations du bonheur ». Pourquoi ? Parce que tout le monde le recherche au fond de lui ou parce que c’est un thème qui fait vendre ?
E.J. : J’ignorais que ce thème se vendait. Même si mon livre devait se vendre, je crois que le Bonheur ne s’achète pas, il se mérite, il suppose un effort d’intellection et de volonté. D’intellection, c’est-à-dire d’intelligence du monde dans lequel on vit et dont les évènements doivent être anticipés, prévus, afin que, lorsque cet évènement arrive, il soit accepté. Et ça, c’est toute une philosophie qui est peu compatible avec le monde égocentrique et égotique dans lequel nous vivons. C’est bien pour cela que je n’ai pas du tout écrit ce livre avec la croyance que j’allais le vendre, tellement il est à rebours d’une société fondée sur le plaisir. Or le Bonheur n’est ni un plaisir ni une forme suprême du plaisir.
Vous expliquez justement qu’on ne peut goûter au bonheur que lorsqu’on a compris et admis qu’il devait toujours être un effet, jamais un but. Expliquez-nous.
E.J. : En général, quand on a un besoin à satisfaire comme avoir faim ou avoir soif, on se fixe pour but de manger ou de boire. Et je pourrais dire la même chose non pas du besoin mais du désir, notamment sexuel. Le Bonheur n’a rien à voir avec cela : il n’est pas le fruit d’un manque. Si on cherche à être heureux, on n’aura aucune chance d’y arriver surtout si l’on n’a pas fait l’effort de le comprendre et de le définir. Par conséquent, le Bonheur est une harmonie avec soi-même et le monde, un équilibre de l’âme. Ce que les épicuriens appellent l’ataraxie et les stoïciens l’apathie. L’ataraxie, c’est l’absence de troubles. L’apathie vient du mot grec pathos. C’est donc l’absence de pathos, moins l’absence de pathologie que l’absence de passion. Autrement dit, pour être heureux, il ne faut pas être passif, il ne faut pas se laisser envahir par ses passions ; au contraire, il faut être actif, donc plutôt mobiliser sa volonté que son désir. Et le principal objet de la volonté, c’est d’être capable de se penser comme une particule au milieu de l’Univers et de prévoir tout ce qui peut nous arriver, sachant qu’il peut nous arriver beaucoup de choses, des bonnes et d’autres dites « mauvaises ». Donc, même quand une chose dite mauvaise arrive, dans la mesure où elle a été prévue, elle est accueillie.
Vous citez d’ailleurs dans votre livre le cas de personnes gravement malades ou handicapées qui ont trouvé le secret du bonheur…
E.J. : Oui, en effet, ce sont des personnes gravement malades ou atteintes de maladies incurables et qui l’acceptent. Elles font plus que survivre, elles vivent mieux que des personnes en bonne santé, elles vivent heureuses. Parce que le Bonheur, c’est développer leur capacité à accepter la réalité, plutôt que de sans cesse la refouler, en se plaçant dans une position – courante depuis le milieu du XXe siècle – qui est celle de la victimité. Moi j’invite les gens à être heureux en étant responsables. Etre responsable, ce n’est pas seulement la capacité à répondre de nos actes, mais c’est de pouvoir éviter de se considérer victime de ce qui nous est arrivé.
Donc, si je vous comprends bien, on a tous la capacité de changer la donne ? Cela veut-il dire, selon le dicton populaire, que « Quand on veut, on peut » ?
E.J. : Oui, mais le bonheur n’est pas le but de la volonté. Il est au mieux son effet secondaire, dont le premier est la responsabilité. Quand on veut être heureux, on peut être heureux, malgré toutes les circonstances jouissives de notre société. Le paradoxe du bonheur, il est là, on n’a pas besoin de remplir toutes les conditions matérielles et superficielles, qui sont celles de notre société et qui se vendent, pour être heureux. C’est pour cette raison que le bonheur se conquiert et qu’il ne se vend pas.
On se rend compte en regardant autour de soi qu’il y a des gens qui semblent avoir tout pour être heureux mais qui ne le sont pourtant pas. Comment l’expliquer ?
E.J. : Peut-être parce qu’ils ont perdu le sens de l’effort, qu’ils vivent dans les acquis et que tout ce qui peut contredire un acquis les contrarie. Prenons un exemple que je ne cite pas dans mon dernier livre, celui de Dorine Bourneton. Voilà une jeune femme qui a eu un accident d’avion quand elle avait 16 ans et qui a perdu l’usage de ses jambes. Elle est devenue à force de volonté et d’efforts une pilote aguerrie, même la première femme pilote de voltige aérienne en situation de handicap. On a aménagé l’avion pour qu’elle puisse conduire sans les jambes. Elle décolle, elle vole, alors que des personnes sans handicap n’y arriveront pas ! On voit bien que les gens heureux sont des gens qui sont capables de dépasser mentalement intellectuellement, de manière sapientiale, les handicaps que lui fournisse la réalité.
« Le paradoxe du bonheur, c’est qu’on n’a pas besoin de remplir toutes les conditions matérielles et superficielles, qui sont celles de notre société et qui se vendent, pour être heureux. C’est pour cette raison que le bonheur se conquiert et qu’il ne se vend pas. »
Le bonheur est-il également accessible par une forme de sagesse ?
E.J. : C’en est même la seule condition ! C’est pour cela que je pourrais dire qu’il est difficile d’enseigner le Bonheur dans un lycée, en cours de philosophie, dans une république laïque et laïcarde, dans la mesure où des parents viendraient dire aux professeurs qu’ils ont une autre conception du bonheur qui peut être post-mortem ou en ayant accès au paradis. La question de la sagesse est donc une question très personnelle.
Peut-on trouver d’autres voies pour parvenir à ce bonheur, à cette sagesse, comme de ne pas mettre la barre trop haute, de cultiver la gratitude et la gentillesse, de profiter de l’instant présent ?
E.J. : Je ne les trouve pas mauvaises mais je trouve que l’absence de contraintes élevées est un sous-épicurisme. La vie nous offre des contraintes à accepter pour les dépasser. Je dirais même que c’est parce qu’il nous arrive des problèmes, et parce qu’on les accepte et qu’on les surmonte, qu’on se met à aimer les avoir eus. Il y a plein de gens qui avouent que leur évolution personnelle ou sociale, elle leur vient de handicaps ou d’obstacles qu’ils ont réussi à dépasser ou à sauter.
Est-ce qu’en recherchant le bonheur d’autrui on peut être heureux soi-même, ou est-ce en se donnant les moyens de son propre bonheur qu’on rend les autres heureux ? Ou les deux à la fois ?
E.J. : C’est une bonne question. J’ai eu dernièrement un échange sur LinkedIn avec un homme qui s’appelle Pascal Alexandre. J’en parle ici parce qu’il m’a autorisé à le citer. Il lui est arrivé quelque chose d’insupportable pour le commun des mortels. Il a eu un enfant, une petite fille, Julie, née en 1999, à qui les médecins ont diagnostiqué une grave maladie, plus précisément un syndrome de Prader Willy. Ce papa savait au bout de quelques mois que sa fille était condamnée à la mort et elle a beaucoup souffert. Quand cette petite fille voyait ses parents souffrir, elle les enlaçait, leur souriait et les rassurait. On constate que c’est souvent la personne qui souffre le plus et qui voit les autres en pâtir qui surmonte le pathos, la passivité, et qui devient active. Paradoxalement, ce que dit le père, c’est qu’il a subi une leçon de cette vie courte de sa fille, une leçon de vie. A travers cet exemple, on voit bien que c’est le bonheur rendu par le courage et la capacité de cette petite fille à surmonter la tristesse et la douleur de ses parents qui a généré une ouverture au monde entier, à autrui.
« Les seniors, par définition, c’est l’âge de la sagesse. (…) Les personnes âgées ont le mérite d’avoir une expérience de la vie, une addition de difficultés qu’elles ont rencontrées. Elles apprécient la vie avec un regard plus ouvert ou plus intelligent que les nouveaux nés ou les jeunes enfants. »
La « recette » est-elle la même à tout âge, notamment quand on vieillit ? Plus d’expérience devrait nous amener à plus de sagesse, donc à être plus heureux ?
E.J. : Les seniors, par définition, c’est l’âge de la sagesse. On n’est pas sage à 5 ou à 7 ans. On n’a pas eu assez d’expérience de la vie. Un enfant ne sait pas tout ce qui peut lui arriver et ce qui va lui être enseigné. On va lui ouvrir les yeux pour qu’il devienne par exemple prudent. On vit dans une société tellement peureuse qu’on veut éviter à tout enfant qu’il lui arrive quoi que ce soit, d’où la montée en puissance des assurances. On vit dans la peur. Les personnes âgées ont le mérite d’avoir une expérience de la vie, une addition de difficultés qu’elles ont rencontrées. Elles apprécient la vie avec un regard plus ouvert ou plus intelligent que les nouveaux nés ou les jeunes enfants.
Et pourtant, le fait de vieillir rend beaucoup de gens malheureux…
E.J. : Oui, parce qu’on est dans une société qui met en valeur le jeunisme, l’apparence, la pseudo-beauté, la flexibilité, la peau lisse, etc. Mais il y a une beauté de la vieillesse qui s’illustre justement par sa sagesse. Ça rime d’ailleurs vieillesse et sagesse. Donc cette beauté-là, les enfants et les jeunes en ont besoin. Il faudrait arrêter de décrédibiliser les seniors dans une société qui devrait plutôt y voir une lumière ; une société qui paradoxalement arrête de faire des enfants. En même temps, elle valorise le jeunisme et en même temps, elle développe le nombre de personnes âgées. Je crois que l’espérance de vie avant la seconde guerre mondiale était de 47 ans et qu’on est passé à plus de 80 aujourd’hui. Il serait temps que nous soyons cohérents avec nous-mêmes si nous voulons être heureux. Dans notre société, on survalorise la jeunesse à tel point que les personnes âgées, les femmes comme les hommes, passent par la chirurgie esthétique comme si ce n’était pas beau d’avoir la trace de leur existence sur leur visage. Pourtant, une ride inspire !
Quel message essentiel aimeriez-vous que les lecteurs retiennent de votre dernier livre ?
E.J. : Il faut distinguer le bonheur du plaisir. Il n’est pas une forme supérieure du plaisir. Il est l’harmonie de soi-même avec tous les évènements qui nous arrivent et avec l’Univers. Ce qui demande d’accepter de se placer soi-même dans la situation où l’on est et d’accepter le monde et pour cela d’avoir fait l’effort d’anticiper les évènements qui vont continuer d’arriver, qu’ils soient bons ou dits mauvais. J’aimerais ajouter qu’il n’y a pas d’âge pour être heureux, ce n’est pas au moment de la puberté ou juste avant la ménopause, c’est vraiment une question de conscience de soi-même et de sa place dans l’Univers, c’est-à-dire prendre conscience que nous ne sommes que des particules, qu’on soit jeune ou qu’on soit vieux. ν
Propos recueillis par Valérie Loctin.