Edwige Antier, aujourd’hui grand-mère de 7 petits-enfants, a consacré sa vie à la pédiatrie, car depuis son plus jeune âge, le désir de soigner et de protéger les enfants du monde entier ne l’a jamais quittée. A l’occasion de la sortie en librairies de ses mémoires, rencontre avec cette grande figure de la médecine et de la protection de l’Enfance qui exerce toujours dans son cabinet parisien.
Vous écrivez que vos relations avec vos parents ont fait naître en vous le désir de vous intéresser à l’enfance. Expliquez-nous.
Edwige Antier : Complètement ! J’ai été très marquée par mon enfance au Vietnam, où mes parents étaient expatriés, puisque mon père était ingénieur dans une rizerie. Nous vivions dans une grande bâtisse, avec sa cour, son lavoir et de l’autre côté des petits studios pour les familles vietnamiennes qui travaillaient dans la rizerie. J’ai donc vécu en plein contraste. Je voyais d’un côté ma famille très traditionnelle – ma mère professeur et mon père ingénieur – qui élevaient leurs filles à l’ancienne, de façon très rigoriste. Des parents attentifs qui voulaient le mieux pour nous, mais qui considéraient que les paires de claques ne faisaient pas de mal et qui nous confiaient en permanence à une nurse. Et au fond de la cour, de l’autre côté du lavoir, je voyais des enfants qui étaient bercés, portés, allaités, choyés et toujours entourés dans une grande proximité avec leurs parents et grands-parents. Ils vivaient, dormaient, mangeaient et riaient tous ensemble. Ce contraste entre d’un côté cette éducation très distanciée froide, autoritaire, à l’ancienne, et de l’autre cette éducation proximale, bienveillante et intergénérationnelle, a nourri mon enfance, mon adolescence, mais aussi la pédiatre que j’allais devenir.
Vous expliquez également que vous n’avez « pas été élevée pour le mariage et la maternité » mais pour gagner votre vie en toute indépendance. Peut-on parler aussi d’une éducation féministe ?
E.A. : Oui, tout à fait et j’ai essayé d’en garder les bons côtés. J’ai été élevée comme un garçon, car mes parents n’ont pas eu de fils, mais des filles. Mon père a donc projeté ses ambitions sur ses filles. Il ne se déplaçait à nos remises de diplômes que si nous remportions le prix d’excellence. J’ai donc été élevée pour travailler, pour être en tête de classe, pour devenir une intellectuelle indépendante et autonome, capable de gagner sa vie et d’avoir un vrai métier. D’ailleurs, dans notre famille, ma sœur et moi n’avions pas le droit de mettre les pieds dans la cuisine !
«Le contraste entre d’un côté cette éducation très distanciée froide, autoritaire, à l’ancienne, et de l’autre cette éducation proximale, bienveillante et intergénérationnelle, a nourri mon enfance, mon adolescence, mais aussi la pédiatre que j’allais devenir.»
Vous avez fait vos études de médecine à une époque où les étudiants étaient majoritairement masculins. Vous avez dû batailler plus dur pour faire votre place ?
E.A. : Oui, continuellement. D’ailleurs, le jour où j’ai été reçue à l’Internat de Paris, au moment où j’attendais les résultats avec les autres, un étudiant qui pour sa part avait échoué m’a lancé : « Tu nous prends une place alors que tu seras femme de médecin ! ».
Vous avez grandi au Vietnam puis en Océanie et c’est en Nouvelle Calédonie que vous avez commencé à exercer. Cela a-t-il influencé votre exercice de la pédiatrie ?
E.A. : Enormément ! Car exercer loin de la France a représenté 40 ans de ma vie ! Etudiante, quand j’étais à Paris, je ne me sentais d’ailleurs pas la bienvenue en métropole ; la guerre d’Indochine ayant laissé des traces dans le cœur des Français. Ces 40 premières années ont donc posé leur empreinte sur ma pratique de la pédiatrie. Pendant toutes ces années, j’ai appris mon métier dans les yeux des enfants. J’ai vu l’enfant dans son milieu originel, choyé par une éducation proximale, à l’opposé des pratiques actuelles où le nouveau-né doit attendre des horaires bien précis pour manger, où il est séparé de sa mère dès l’âge de 3 mois, où on lui met une tétine dans la bouche pour le faire taire, où on le fait dormir tout seul, où il ne voit quasiment jamais ses parents et grands-parents. L’enfant n’est pas programmé pour cela. On a perdu le savoir des besoins des tout-petits. Et pour les plus grands, je ne vous parle pas de l’absurdité des programmes de l’Education nationale, des rythmes effrayants qu’on impose aux enfants…
En quoi dans notre société, les mœurs se sont-ils éloignés des besoins originels des enfants ?
E.A. : Tout a été fait pour casser la transmission mère-enfant. On n’allaite plus le bébé ou on ne lui donne plus le biberon quand il a faim, sous prétexte qu’on va le rendre capricieux, on le laisse pleurer et crier dans son berceau pendant des heures, on lui met une tétine dans la bouche dès la naissance, on ne le laisse plus venir dans le lit des parents quand il fait des cauchemars soit disant pour ne pas mettre le couple en péril, on ne l’aide plus à faire ses devoirs pour le rendre parait-il plus autonome… Résultat, les enfants sont contraints de se construire tout seul, et après la tétine, ils se réfugient dans leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur, voire plus tard dans des addictions encore plus dangereuses au moment de l’adolescence. Tous ces comportements renforcent le sentiment de solitude des enfants. Sans compter qu’après l’école, nos enfants qui sont fatigués se retrouvent confrontés à des parents également harassés par leur journée de travail. Les repas sont pris séparément à des heures décalées, souvent devant la télévision, et les communications parents-enfants deviennent de plus en plus rares et difficiles. Tout cela va à l’encontre des besoins originels des bébés et des enfants qui ont besoin d’être entourés, écoutés, sollicités, aidés.
Vous écrivez dans votre livre que Françoise Dolto vous a ouvert toutes sortes de portes. Quelles sont les plus essentielles ?
E.A. : Françoise Dolto a bercé toute la génération de vos lectrices. Elle a eu cette parole essentielle que « le bébé est une personne ». Elle a remis de l’humanité dans le bébé. Elle a été pour moi une rencontre extraordinaire, puisqu’elle a confirmé tout ce que j’avais pu observer auprès des enfants pendant ma jeunesse et que j’ai continué à analyser dans mon exercice de la pédiatrie. Nous avons pu ainsi mettre en évidence combien tous les comportements de la société actuelle dont je viens de parler peuvent être absurdes et à l’opposé des besoins de l’enfant. Autant il est important de ne pas être laxistes, autant il faut réapprendre à écouter, comprendre et se mettre à la place de l’enfant. Il faut militer pour une éducation proximale, qui renforce les liens parents-enfants, mais aussi les liens avec les grands-parents. Et dire que le bébé est une personne n’est en aucun cas l’apologie de l’enfant-roi !
La plupart des parents veut certainement bien faire pourtant ?
E.A. : Oui, c’est vrai, d’où l’intérêt de rencontrer les jeunes parents, de voir le jeune couple en consultation avant la naissance, puis très vite avec leur nouveau-né. Ces consultations-là sont les plus productives pour faire passer les bons messages. C’est le bon moment, car les jeunes parents veulent bien faire, ils sont en phase d’émerveillement et veulent apprendre à s’occuper du mieux possible de leur bébé. Le problème dans notre société actuelle, c’est que la plupart des parents sont soumis à de très nombreuses injonctions contradictoires qui renforcent chez eux un fort sentiment de culpabilité. C’est pour cela que je travaille beaucoup dans les crèches, auprès des groupes de parents, pour les rassurer, leur donner un beau regard sur l’enfant. Je vois beaucoup de parents agacés car leurs enfants pleurent la nuit, se réveillent et sont parfois agressifs. Si on prend le temps de se mettre à la place de l’enfant, d’essayer de penser comme lui, tout rentre dans l’ordre assez rapidement. Ce qui compte, c’est que les parents et grands-parents n’hésitent pas à demander de l’aide quand ils se sentent perdus face au comportement de leur enfant. Il existe en France de nombreuses structures d’aide à la parentalité qui font un travail merveilleux dans ce sens (PMI, CAF, etc.).
Vous vous êtes également engagée en politique et êtes notamment à l’origine de la loi sur l’abolition de la fessée. C’était important pour vous d’utiliser aussi cette voie pour faire passer des messages et agir concrètement pour la protection de l’Enfance ?
E.A. : Oui, la politique, il faut en faire pour agir. J’ai très vite compris que je ne pouvais pas seulement œuvrer en cabinet médical et qu’il fallait élargir mes moyens d’action. Quand on est venu me chercher pour un mandat, j’ai compris que je pourrais utiliser cette tribune au service de la protection de l’Enfance. Mais pour que ça marche, pour être efficace dans ce milieu politique, il faut toujours rester libre, libre de tout compromis, et ne pas chercher à durer. Pour agir, il faut déranger. Je n’ai pas vu la politique comme un objectif mais comme un outil. Et grâce à cet engagement comme députée à Paris de 2009 à 2012 et comme membre de la Commission des Affaires sociales à l’Assemblée nationale, j’ai pu œuvrer concrètement pour deux thèmes qui me tenaient particulièrement à cœur car prioritaires : d’une part, abolir la fessée et d’autre part, dépister la surdité dans les établissements scolaires.
«Autant il est important de ne pas être laxistes, autant il faut réapprendre à écouter, comprendre et se mettre à la place de l’enfant. Il faut militer pour une éducation proximale, qui renforce les liens parents-enfants, mais aussi les liens avec les grands-parents.»
Qu’est-ce que votre rôle de mère a apporté à votre pratique de la pédiatrie ?
E.A. : La naissance de ma première fille a été une révélation. J’ai pensé alors que je ne serai plus jamais la même pédiatre qu’avant ! On devient une mère d’autant plus anxieuse que l’on sait tout ce qui peut arriver aux enfants ! Quand on est à la fois mère et pédiatre, donc un peu « la maman de tous les enfants », ce n’est pas facile de gérer son temps, celui que l’on consacre à ses propres enfants et celui que l’on consacre à tous les autres. On découvre une forme de culpabilité permanente, mais qui est en fait aussi un moteur. J’ai géré ma culpabilité en acceptant de l’entendre. Je me suis donc organisée pour travailler plus souvent de chez moi, je me suis associée pour pouvoir être au cabinet à mi-temps. Cela n’a pas été toujours facile de concilier tout cela, sans parler de la vie conjugale, mais je l’ai fait.
Vous insistez beaucoup sur le rôle fondamental des grands-parents auprès de leurs petits-enfants.
E.A. : Je trouve que l’on vit dans une société « anti grand-mère » et cela me navre et me met même en colère. J’ai entendu pendant des années des pédiatres dire que pour faire une bonne consultation, il fallait mettre les grands-mères dehors ; tout cela au nom d’un pseudo discours freudien. J’affirme tout le contraire. La grand-mère est indispensable. Plus que jamais, dans notre société où la plupart des mamans ont fait des études et travaillent, on a besoin des grands-mères. Leur rôle est à la fois très humble et très complexe. Il faut à la fois être disponible tout en acceptant de ne pas être l’acteur n°1 auprès de l’enfant. Aux grands-parents, les petits-enfants insufflent une nouvelle énergie, une jeunesse extraordinaire. Vous devenez immortels, en meilleure santé. C’est comme si votre petit-enfant vous réinjectait de la vie ! Aux enfants, les grands-parents apportent la transmission, la mémoire, l’histoire, les racines, mais aussi de la présence, de l’affection, de l’écoute et du lien. J’ai aujourd’hui 7 petits enfants, qui vont du CM2 à la préparation en médecine. Je les vois tous les deux jours. Un vrai bonheur ! Je conseille à tous les grands-parents qui vivent loin de leurs enfants de voyager et de rester connectés avec eux grâce aux nouvelles technologies. C’est essentiel pour toutes les générations. Et je leur dis, arrêtez de vous quereller avec vos filles sur l’éducation des petits !
Quelle est votre philosophie de vie aujourd’hui ou laquelle doit-on retenir de votre expérience ?
E.A. : J’ai 78 ans. Chaque fois que je me lève le matin, je me dis que j’ai beaucoup de chance de voir une nouvelle journée ! D’ailleurs, je travaille toujours, comme si j’avais 40 ans ! Ma philosophie, c’est donc premièrement de profiter de la chance d’être vivante, et deuxièmement, c’est de me dire qu’il y a encore beaucoup à faire pour les enfants aujourd’hui. Nous sommes notamment face à une véritable épidémie de retard de langage, avec des enfants qui ne sont plus suffisamment nourris au langage parlé. Les parents ne parlent plus suffisamment aux enfants, d’où une fois encore l’importance des grands-parents, car ce sont les plus merveilleux conteurs. On a donc besoin plus que jamais des grands-mères !
Propos recueillis par Valérie Loctin.